Les professions intermédiaires représentent environ 26 % des salariés en France. Elles englobent des techniciens, c’est-à-dire des professionnels qualifiés dans des domaines techniques spécifiques (tels que l’ingénierie, la maintenance, ou l’exploitation d’équipements complexes), des agents de maîtrise, ainsi que des professions administratives et commerciales.
Dans le secteur des industries électriques et gazières, leur implantation grimpe à près de 49 %. Comme ils occupent des métiers très variés, il serait très réducteur de les analyser de manière uniforme. Toutefois, une tendance se dégage: ces salariés assument des responsabilités de plus en plus importantes, mais leur reconnaissance, tant salariale que professionnelle, ne suit pas l’évolution de leurs fonctions. De plus, face à une pression toujours plus élevée sur la gestion de leur travail, il en résulte une frustration grandissante au regard de la stagnation salariale et du manque de valorisation de leur travail.
Stagnation salariale et inflation
La double peine des agents de maîtrise
Les agents de maîtrise connaissent une stagnation salariale notable depuis plusieurs années, malgré une augmentation générale de la productivité et des richesses produites. Les profits en résultant n’ont pas été répartis de manière équitable entre le capital et le travail, et ces professions peinent à voir leurs salaires évoluer de façon significative, malgré les responsabilités croissantes qui leur sont confiées.
Ces 25 dernières années, le salaire net moyen des agents de maîtrise a augmenté nettement moins vite que l’inflation, entraînant une perte conséquente de pouvoir d’achat.
Cette situation est exacerbée par le fait qu’ils ne bénéficient pas de mécanismes comme la revalorisation automatique du SMIC sur l’inflation, ou des politiques ciblées sur les bas salaires. L’écart avec les rémunérations les plus faibles se réduit ainsi d’années en années.
L’écart avec les rémunérations les plus faibles se réduit d’années en années
Les agents de maîtrise subissent donc une double peine : l’inflation comme tout un chacun, mais aussi le manque de retour sur les salaires au vu des efforts consentis. Pendant ce temps, les dividendes et les rachats d’actions des entreprises du CAC 40 ont explosé à près de 100 milliards d’euros en 2023, creusant l’écart entre des salaires qui stagnent et des profits qui ne cessent de flamber.
Des salaires qui stagnent et des profits qui ne cessent de flamber
Pression et rationalisation: un cercle vicieux pour les professions intermédiaires
Dans les secteurs comme celui de l’énergie, les professions intermédiaires subissent une pression croissante, induite par la rationalisation du travail et l’intensification des objectifs de performance. Sans pour autant être considérés comme des « cadres », ils doivent néanmoins porter des orientations stratégiques et assumer des réalités opérationnelles, avec des responsabilités qui augmentent, mais sans moyens suffisants pour y répondre.
La standardisation des tâches, combinée à la logique des indicateurs de performance et des tableaux de bord, trop souvent déconnectés des contraintes du terrain, réduit leur autonomie et limite leur capacité à innover ou à prendre des initiatives. Avec cette gestion, centrée sur la performance et l’efficacité, au détriment de la créativité et de la flexibilité, le sentiment de dévalorisation et de démotivation s’accroît pour eux.
Les conséquences sont multiples : stress chronique, épuisement professionnel, perte de sens et dégradation des relations au sein des équipes. Les professions intermédiaires, maillon essentiel des organisations, se retrouvent ainsi prises dans un cercle vicieux où la surcharge persistante et le manque de reconnaissance fragilisent la cohésion et l’efficacité globale des entreprises.
Dans les Industries Électriques et Gazières comme au BRGM
Si dans les IEG, les agents de maîtrise occupent une place centrale, leur situation varie significativement selon qu’ils assument des fonctions de gestion ou des rôles plus techniques. Bien que leurs contributions soient essentielles au bon fonctionnement des entreprises, la reconnaissance de leur travail reste souvent en décalage avec leurs responsabilités. En 2023, le sondage Ufict/Viavoice révélait que moins d’un tiers des agents de maîtrise estimait leur rémunération en phase avec leurs responsabilités et leur charge de travail, et 57 % d’entre eux considéraient que leurs responsabilités avaient augmenté.
Moins d’un tiers estiment leur rémunération en phase avec leurs responsabilités et leur charge de travail
Car les agents de maîtrise exercent un rôle d’expert technique, avec des missions spécifiques liées à la maintenance, à la gestion des infrastructures ou à la résolution de problèmes complexes. Et ces agents possèdent souvent un haut niveau de qualification dans des domaines techniques, ce qui les rend indispensables pour la continuité et la sécurité des réseaux électriques et gaziers. Mais ils sont souvent soumis à des contraintes de temps, alors que leurs responsabilités techniques sont très élevées.
Corinne est chargée de projets chez Enedis depuis plus de 10 ans : « La réglementation, le matériel, la responsabilité évoluent sans cesse et c’est à nous de nous adapter. La charge de travail est énorme et génère une charge mentale qui m’essouffle. La reconnaissance financière est un vrai tabou et n’est absolument pas à la hauteur de nos responsabilités qui nous confèrent, de plus, une lourde responsabilité juridique ». de plus, une lourde responsabilité juridique ».
« La reconnaissance financière est un vrai tabou »
Claire, également chargée de projets, confirme ce mal être : « Beaucoup de nos collègues ont démissionné pour de meilleures conditions salariales et nous avons du mal à recruter. Alors, nous croulons sous les dossiers au détriment de notre santé. J’aime pourtant mon métier, mais je réfléchis désormais à un autre plan de carrière. Enedis m’a été vendu comme une entreprise de service public, avec des valeurs, mais avec le temps, je me rends compte qu’on m’a vendu du rêve ».
« Avec le temps, je me rends compte qu’on m’a vendu du rêve »
Au Bureau de Recherches Géologiques et Minières, les mêmes causes engendrent les mêmes sentiments. Matthieu, technicien de terrain nous fait part de sa réalité : « Ce métier nécessite de nombreux déplacements sur le terrain, souvent seul. Nous sommes responsables de l’acquisition de données techniques fiables, indispensables au bon déroulement des projets. Mais nos conditions de travail sont dégradées : on est très souvent sur le terrain, car pas assez nombreux, de longs déplacements, un rythme effréné pour réaliser les missions dans un temps imparti trop court, des heures supplémentaires, ce qui impacte la santé et la sécurité. Cette méconnaissance de la réalité du terrain par notre hiérarchie, et le peu de reconnaissance, nous donnent un sentiment de déclassification voire de dénigrement ».
« Un sentiment de déclassification voire de dénigrement »
Le travail des agents de maîtrise est aussi de plus en plus soumis à des procédures strictes et à une rationalisation accrue, ce qui limite leur autonomie professionnelle.
Virginie est chargée de clientèle chez Engie : « Le minutage des appels, le respect rigide de scripts, les objectifs commerciaux et comportementaux sont sources de stress, pour très peu de reconnaissance. Nous subissions l’infantilisation, le contrôle permanent, avec un sentiment d’absence totale d’autonomie. ».
« Un contrôle permanent, avec un sentiment d’absence totale d’autonomie »
Leurs tâches sont de plus en plus standardisées, et les décisions stratégiques sont souvent centralisées, ce qui les empêche de proposer des solutions adaptées à leur réalité opérationnelle. Ce manque de marge de manœuvre et de reconnaissance contribue à une frustration croissante.
Avec des modes de management qui ont évolué
Sous couvert d’autonomie, ces salariés sont de plus en plus responsabilisés, mais le revers de la médaille est bien là. Par exemple, Gilles, surveillant en centrale nucléaire fait ce constat : « En soi c’est gratifiant… mais cela permet à la direction de se défausser de ses responsabilités en cas de problème. Cette responsabilisation n’est pas prise en compte, elle est comme invisible. Mon travail réel n’est ni connu, ni reconnu.
J’adapte pourtant chaque jour les choses pour que le système continue de fonctionner. Le plus difficile, c’est de sentir le poids de la responsabilité, alors qu’elle n’est pas valorisée ».
« Mon travail réel n’est ni connu, ni reconnu »
Pour les managers de proximité: pression du terrain et objectifs
Certains agents de maîtrise assument des responsabilités managériales qui s’accompagnent d’une forte pression venant aussi bien d’en haut que d’en bas. Ils doivent donc répondre aux attentes de la direction, souvent centrées sur des indicateurs de performance et des objectifs de rentabilité, tout en étant attentifs aux besoins des équipes qu’ils supervisent : contraintes opérationnelles, délais serrés et conditions de travail souvent difficiles… constituent leur quotidien. Leur rôle de médiateur les place dans une position délicate. Ils doivent en effet maintenir un équilibre entre des impératifs de productivité, déconnectés de la réalité du terrain, et la vie quotidienne de leurs équipes.
Cette pression est d’autant plus forte que, pour répondre aux exigences croissantes de rentabilité, ils disposent de moyens limités. Valérie, responsable d’équipe à Engie témoigne de cet état de fait: « Tout en n’étant pas cadre, je travaille bien au-delà des horaires officiels pour boucler les dossiers. Lorsqu’on évoque le problème, la réponse de la direction c’est le « droit à la déconnexion », sans considérer la charge de travail. Résultat, mes collègues et moi sacrifions souvent nos week-ends. Et pour masquer ces heures supplémentaires officieuses, certains programment l’envoi des mails le lundi à 9 h… ».
« Mes collègues et moi sacrifions souvent nos week-ends »
Pourtant la rémunération de ces encadrants, non cadres, reste souvent bien inférieure à celle des cadres, alors que leurs responsabilités sont parfois comparables. Par ailleurs, les opportunités d’évolution vers le collège cadres sont limitées.
Fabrice, inspecteur Examens/Contrôles Non Destructifs témoigne de la situation : « Les emplois cadres sont aujourd’hui très souvent occupés par des agents de maîtrise, avec les responsabilités, mais sans la reconnaissance. Nos emplois nécessitent de nouvelles certifications que l’on passe sur notre temps personnel. Et depuis 10 ans, ces acquisitions de nouvelles compétences ne sont plus reconnues par une revalorisation salariale ».
« Avec les responsabilités, mais sans la reconnaissance »
Selon le sondage Ufict/Viavoice, 57 % des managers estiment être soumis à des risques psychosociaux (RPS). Cela témoigne de l’impact significatif de ces conditions de travail sur leur santé mentale et leur bien-être au travail. Ils sont en effet souvent isolés et manquent de soutien en cas de difficultés.
57 % des managers estiment être soumis à des risques psychosociaux (RPS)
Face à cette réalité, une revalorisation salariale, et un repositionnement dans la grille des salaires en fonction des responsabilités réellement exercées, s’imposent comme des priorités dans toutes les entreprises de la branche.
S’organiser collectivement est un levier indispensable
En unissant leurs forces, les agents de maîtrise peuvent porter des revendications cohérentes et ancrées dans leurs réalités de travail pour obtenir des réponses adaptées à leurs attentes. L’Ufict-CGT s’attache à porter toutes ces revendications, et en particulier dans les négociations sur les grilles de salaire…
Interview de Cyril Dallois de l’Union Générale des Ingénieurs Cadres et Techniciens (Ugict-CGT)
Les professions intermédiaires représentent 26 % du salariat, et elles ont, dans le travail, une place particulière, car leur travail aide soit à la prise de décision (63 %), soit directement leurs collègues (78 %), soit mobilise un savoir-faire ou une expertise métier (91 %) d’après le Sondage Vivavoice-Ugict-CGT (Baromètre Techs 2024). Cela les expose davantage aux évolutions économiques de la mondialisation et de la digitalisation.
Ils sont de plus en plus qualifiés et leurs conditions de travail, comme leur niveau de responsabilité, les rapprochent de la population des ingénieurs et cadres. Pourtant leurs conditions salariales sont tirées vers le bas, de par la politique d’exonérations de cotisations sociales. L’INSEE mesure que sur les 25 dernières années, le salaire moyen des salariés a progressé de 14 %, mais seulement de 2,4 % pour le salaire moyen des professions intermédiaires, alors que ces populations sont majoritaires dans les secteurs qui contribuent le plus à la richesse nationale: ils représentent 40 % des effectifs des secteurs des services non marchands (Administration publique, Enseignement, Santé humaine et Action sociale qui pèse 20 % du PIB) et du secteur marchand (56 % du PIB).
En résumé, pour le patronat, les professions intermédiaires ne coûtent pas cher, sont suffisamment qualifiées et expertes pour remplacer un cadre ou un ouvrier, et ont une forte capacité à s’adapter aux évolutions d’organisation ou technologiques.
Pourtant, elles font encore l’objet d’attaques patronales au travers notamment des renégociations de classification. Le cas récent de la métallurgie est significatif, car il vient de faire disparaître les caractéristiques de la qualification en fusionnant les catégories ouvriers, employés et professions intermédiaires, dans une catégorie « non-cadres », pour leur appliquer une classification arbitraire sur l’emploi tenu, dont le contenu et la valeur sont décidés par le seul employeur. Et cette invisibilisation des professions intermédiaires percute y com pris les salariés moins qualifiés, qui se voient mis en concurrence avec d’autres salariés plus qualifiés, mais qui ont perdu le salaire et la reconnaissance de leur diplôme dans l’entreprise.
Les ICTAM, population du salariat sur laquelle se concentre l’Ugict-CGT, sont à 53,2 % des professions intermédiaires et à 46.8 % des ingénieurs et cadres. Au regard de leur situation, nous devons nous battre contre cet effacement des professions intermédiaires et engager la démarche CGT à partir des réalités de ces salariés. Notre rôle est de réhabiliter leur place particulière dans l’organisation du travail, leur expertise et leur maîtrise des process et des savoirs.
« Pour le patronat, les professions intermédiaires ne coûtent pas cher »
Cela suppose un travail étroit de coopération avec les différentes Ufict et les fédérations pour favoriser l’activité spécifique dans tous les syndicats. L’Ugict a d’ailleurs déployé une formation sur les professions intermédiaires à l’institut du travail de Strasbourg, et présenté le baromètre Techniciens à plusieurs Ufict et fédérations. Le prochain numéro de la revue Options de l’Ugict leur sera consacré, et sera suivi des rencontres d’Options sur les professions intermédiaires le 30 janvier 2025.
De plus, une formation sur les classifications et une étude confédérale avec l’institut de recherches économiques et sociales (IRES) vient d’être lancée sur les professions intermédiaires. L’enjeu, pour 2025, consiste à développer la même approche que pour les ingénieurs et cadres dans la CGT. Et si cette population est également une cible privilégiée du syndicalisme catégoriel de la CFE-CGC, notre syndicalisme spécifique est bien l’antidote à la tentation catégorielle qui participe de la stratégie patronale de division du salariat. Dans de nombreuses élections professionnelles, partout où nous reculons dans le 2ènte collège, nous perdons la 1™ place en termes de représentativité. C’est une perte d’influence et de rapport de force. Il est donc primordial de gagner de l’influence dans ces catégories et l’Ugict-CGT continuera en 2025, et à l’occasion de son 20e™ congrès, à promouvoir la compréhension des enjeux autour des professions techniciennes et intermédiaires.
Nous lancerons donc différentes initiatives en 2025 et des campagnes ciblées pour que toutes les organisations CGT redeviennent la référence syndicale pour cette catégorie de salariés.