Digitalisation et management collaboratif

Intervention de Marie Benedetto-Meyer, sociologue du travail, Université Versailles St Quentin en Yvelines, à l’occasion du dernier congrès de l’Ufict.

Cette digitalisation et ces évolutions technologiques transforment beaucoup de choses. Elles s’inscrivent dans un processus d’automatisation du travail.

La machine fait « à la place de l’homme », ce qui pose évidemment d’énormes questions en termes d’emploi. Elle va se manifester également par la dématérialisation, donc là ce sont plutôt les flux d’informations qui évoluent. Ce que je faisais avant par voie orale par papier ou par des interactions se passe aujourd’hui de manière dématérialisée. Dès lors que l’on a plus cette matérialité, cela transforme le rapport aux autres, à un collectif, au manager.

Et puis il y a autre chose qui arrive, c’est ce qu’on appelle la « désintermédiation » que l’on voit arriver avec des outils collaboratifs et qui permettent finalement de mettre en relation plusieurs personnes sans intermédiaire (exemple d’AirBnB). Par exemple les réseaux sociaux internes essaient de faire le lien sans passer par le cadre organisationnel ni les structures traditionnelles.

Tout ce que l’on commence à entendre sur l’Intelligence Artificielle commence à susciter un petit peu d’inquiétude et de scepticisme. Les robots vont être intelligents. L’humain va disparaître. C’est un moment charnière où l’on commence à entendre des discours beaucoup plus critiques. On a le sentiment diffus que ces évolutions sont toujours devant nous et qu’on court après. Cela va de pair avec un discours valorisant l’initiative, l’entreprenariat, le fait d’être force de propositions. Cela modifie le rapport au travail dans le sens où, d’une part, cela va susciter des inquiétudes (« Est-ce que mon travail sera toujours là dans cinq ans, dans dix ans ? Est-ce que l’on va me remplacer ? Que sont ces nouvelles compétences dont on parle ? Est-ce que je suis toujours dans le coup ? Est-ce que je bouge assez vite ? Est-ce que j’ai bien compris ce que l’on attend de moi ? ») D’où un sentiment de précarité, de fragilité, vis-à-vis de son travail.

On entend aussi beaucoup que ces outils sont autoporteurs. Finalement, ils porteraient en eux mêmes une nouvelle manière de travailler, une nouvelle manière de s’organiser, et il suffirait d’installer des changements techniques pour que tout le monde comprenne le sens de l’histoire.

Peut-être qu’avec un réseau social interne le salarié va multiplier l’appartenance à un collectif. Oui, mais seulement ce ne sont pas les mêmes collectifs. Ce qui va changer, c’est qu’on va être beaucoup plus sur des liens faibles, des collectifs qui vont être beaucoup plus éphémères, qui se nourrissent beaucoup moins d’échanges en face à face … Et qui sont beaucoup moins stables. Ces collectifs favorisent l’échange d’informations mais moins l’apprentissage. Toutes ces tendances font que les collectifs sont délités, beaucoup plus faibles.

On dit que le “flex office”, les nouveaux espaces de travail, permettent des choses nouvelles, de se mettre à travailler avec des gens avec lesquels on n’aurait jamais travaillé et que c’est formidable, on va avoir des idées nouvelles ! Mais peut-être aussi que les idées nouvelles naissent des interactions nourries dans le temps, de la connaissance de l’autre, du partage progressif et pas simplement d’une rencontre fortuite.

Ce qui est sûr, c’est que l’image de la grande entreprise évolue. On a de plus en plus une valorisation des petites structures : le modèle de la start-up, de l’auto entrepreneur. La grande entreprise représentait quelque chose comme un refuge, qui avait quand même une certaine acceptation de la discipline, de la lourdeur, de la bureaucratie, parce qu’on savait qu’en contrepartie, on y avait une certaine stabilité d’emploi. Aujourd’hui tout cela est remis en cause. La grande entreprise est connotée négativement pour son organisation interne. Ce modèle s’effrite avec l’externalisation, la précarisation des emplois. Et le modèle de la petite entreprise a émergé comme étant le lieu d’épanouissement, de réalisation de soi. Évidemment dans les faits c’est beaucoup plus compliqué.

Sur les modes de management, on est aujourd’hui sur un management participatif et collaboratif. Ce sont des mots que l’on entend souvent. Dans le même temps, on a de moins en moins d’horaires de travail avec l’explosion du forfait jours … et au lieu de contrôler des horaires, on va contrôler des rendus, des objectifs.

Il s’agit non plus d’une obligation de moyens, d’une obligation de présence, mais bien d’une obligation de résultats. Est-ce que cela rend plus autonome et permet la collaboration ? Tout le problème est d’arriver à associer des horaires de travail convenables avec ses objectifs. Maintenant la discussion doit porter sur la fixation des objectifs par rapport à une charge de travail convenable. Ce qui est de plus en plus difficile à estimer pour un cadre, c’est de savoir combien de temps il a passé à travailler, sur tel projet, sur telle action. La comptabilité du temps est un enjeu très fort et c’est quelque chose de plus en plus difficile à obtenir. Les managers « doivent faire » du collaboratif, du participatif. On n’est pas tout à fait passé à un nouveau mode de management : ce sont des formes qui s’additionnent. On n’a jamais demandé à un manager d’arrêter le contrôle ou le reporting. Face à ces nouveaux outils collaboratifs ou de communication, je vois des managers qui sont très inquiets de leur légitimité. Quelle est ma place, si je commence à dire à mes salariés d’aller sur des réseaux d’entraide en ligne, des réseaux sociaux internes ? Quelle est ma place, quel est mon rôle ? Et je vois aussi des salariés qui attendent des choses de la part des managers, qui ont besoin de régulation, de nouveaux cadres de travail. Et finalement on demande aux salariés de s’auto-réguler.

Or l’autonomie, ce n’est pas la liberté. L’autonomie, ça veut dire produire soi-même des règles, mais qu’il y a besoin de règles. On oublie que le manager a ce rôle de régulation, celui de poser un cadre dans lequel s’exerce l’activité , mais aussi de protéger le salarié d’une extrême responsabilisation en cas de difficulté.

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