ÉDITO
3 mois après, que reste-t-il de Visa For TotalEnergies ? La direction n’avait pas lésiné sur les moyens pour tenter d’insuffler l’idée que le virage stratégique du Groupe vers les nouvelles énergies devait être un élan collectif accepté et porté par tous.
Trois escales et autant d’occasions de rater le marchepied au moment d’embarquer des salariés dubitatifs. Ce qui n’a pas manqué d’arriver dès la première étape. Après deux heures et demie de présentation lénifiante et d’éléments de langage devant une assemblée obligée, les questions ont fusé : « Et l’Ouganda ? Et EACOP ? Les intervenants ont éludé le sujet jusqu’à ce qu’un salarié prenne le micro et demande une réponse. Les trois commis d’office se sont interrogés du regard puis l’un d’entre-eux s’est lancé pour dissiper le malaise :
« Oui, bon, il y a des contre-
exemples, aujourd’hui on ne ferait plus Tilenga »… avant de se reprendre et d’aligner les poncifs entendus ici ou là : « Si on n’y va pas, ce seront les chinois, et ils seront bien moins regardants que nous…», etc… Les salariés chinois apprécieront.
Les obligés, eux, sont ressortis de la session sans beaucoup de réponses à ces interrogations. Car la question se pose : comment concilier éthique personnelle et travail salarié ?
Ce 28 février, le tribunal judiciaire de Paris rend son jugement suite à l’assignation de TotalEnergies par des associations au sujet du projet Tilenga/EACOP. Depuis plus d’un an, médias et société civile font feu de tout bois. Les raisons de la vindicte? Les activités du Superprofiteurdans des zones protégées et la légèreté, voire le cynisme dans la gestion des droits des populations locales. Le groupe s’était même fendu le 6 décembre d’un communiqué à destination de ses salariés pour apporter ses propres clés de compréhension. Car la nouveauté, c’est que ces questionnements trouvent un écho de plus en plus important chez les salariésdu Groupemalgrélesefforts de communication déployés pour prêcher la bonne parole…
Code de conduite pour les nuls
Au fil des ans, TotalEnergies, confrontée de manière récurrente à la contestation sociétale, s’est constituée un corpus d’éthique et de bonnes pratiques pour gommer l’idée que ses activités industrielles vont à l’encontre du bien commun et de l’environnement. Chartes et guides fleurissent à destination des salariés, rapports et indicateurs idoines pour la communication externe.
Les déclarations de bonnes intentions parsèment les pages : « Le respect de l’autre, et donc des droits humains, est une pierre angulaire de notre code de conduite […] Nous appliquons les meilleures pratiques internationales fondées sur la déclaration universelle des droits de l’homme […] Nous avons pour ambition de placer la performance environnementale au cœur de nos projets et opérations […] » (rapport développement durable 2022).
On en oublierait presque que TotalEnergies axe principalement sa stratégie sur une rentabilité à deux chiffres et la génération de liquidités pour ses actionnaires.
Comité d’éthique au taquet
Les salariés sont bien entendu invités à partager ces valeurs cardinales à travers des actions de formation « obligatoires » – dans les faits, faisant l’objet d’une incitation forte.
Parallèlement, le Groupe, comme nombre de ses pairs du CAC40, a mis en place des entités ad-hoc, tel le département de droits humains, en réalité des constructions juridiques dédiées à la veille, à l’anticipation et au déminage des prises d’intérêt « à risque ». Des intérêts du Groupe, donc…
Touche de vernis finale de cet échafaudage, le comité éthique, composé de sept « sages » et réceptacle de tous les signalements de pratiques contraires à la déontologie interne. « A l’écoute des lanceurs d’alerte », il s’appuie sur une centaine de responsables éthique de par le monde. Les modalités de signalement sont précisées dans un document en ligne et leur recevabilité examinée avant transmission au comité pour que l’affaire soit traitée. Celle-ci peut concerner « une menace ou un préjudice grave pour l’intérêt général, une atteinte ou un risque d’atteinte grave aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes ou à l’environnement », étant entendu que le « caractère désintéressé » du lanceur d’alerte est un « indicateur de bonne foi ». Certaines de ces alertes rejoignent des dispositions du code du travail (voir ci-après).
Droit d’alerte au rabais
TotalEnergies s’est donc dotée d’un panel d‘outils pour justifier que ses activités industrielles resteront dans les limites de l’acceptable, que sa responsabilité sociétale ne peut pas être questionnée. Mais attention à ceux dont la recevabilité du signalement est niée ou jugée hors cadre. Ils s’exposent et ne disposent pas des protections inhérentes aux mandatés et élus du personnel. Le droit d’alerte par ce biais a ses limites.
Celles qui sont soutenables par l’employeur.
Critique de la déraison pure
Ecosensibilité et droit de retrait?
Les temps changent et la pression sociétale s’intensifie sur les entreprises suspectes d’exploitation éhontée des ressources et des personnes. Les digues érigées par l’employeur pour s’assurer de la solidarité de ses salariés ne sont plus si étanches. Témoins, les réactions suscitées par les projets Tilenga et EACOP lors des présentations institutionnelles et autres webinars.
Mais quand bien même le salarié serait en proie au doute sur le sens moral à donner à sa mission ou à sa tâche, le lien de subordination envers son employeur ne lui laisse que peu de marge. Le positionnement de l’employeur est d’ailleurs en général sans équivoque : si vous n’êtes pas enclins à faire ce que l’on vous demande, vous pouvez toujours aller voir ailleurs !
Le code du travail ne prévoit de mise en retrait que pour les cas où sa santé et sa sécurité serait mise en danger grave et imminent. Pas pour des raisons d’éthique personnelle. Le salarié peut éventuellement invoquer les articles L4133-1 –relatif au droit d’alerte en matière de santé publique et d’environnement, mais qui est restreint à la notion d’établissement, et L2312-59 –relatif au droit d’alerte aux droits des personnes.
Encore une fois, il est conseillé de prendre contact avec un représentant mandaté ou élu du personnel avant de se lancer dans ce type de démarche. Ils sont là pour vous conseiller et vous appuyer le cas échéant.
Pour la CGT, la question du droit de retrait éthique se pose. Cela pourrait prendre la forme d’une objection de conscience, avec obligation de reclassement interne sans préjudice de carrière ni de rémunération.
La CGT TotalEnergies AGSH met la proposition au débat. Cette disposition nouvelle pour les salariés pourrait faire évoluer positivement la pratique sociétale de l’entreprise, au-delà des effets d’affichage et autres déclarations d’intention. Nul doute que l’employeur réfléchirait à deux fois avant de mettre en place un tel dispositif. Mais les générations qui arrivent sur le marché de l’emploi sont beaucoup plus critiques que leurs devancières sur le positionnement éthique des secteurs dans lesquels elles comptent s’investir.
A ce titre-là, TotalEnergies part de loin. Malgré les stratégies de communication mises en place pour verdir son image, elle peine à redorer son blason et est vite renvoyée à sa morgue financière. Un groupe comme TotalEnergies, en mal d’attractivité, pourrait être précurseur en matière de droit de retrait éthique, et susciter ainsi des vocations durables dans un secteur aussi fondamental que celui de la fourniture d’énergie pour l’humanité.
Tilenga le contre-exemple : le groupe TotalEnergies est censé réduire la part de son offre pétrolière dans son mix énergétique au profit d’énergies « vertes », et voici qu’un contrat massif est signé pour 400 puits et l’exploitation de ressources d’huile en empiétant sur une réserve naturelle, occasionnant un déplacement de population et prévoyant l’acheminement de l’huile via un oléoduc chauffé à travers la savane Tanzanienne ! Le projet assurerait des rentrées de liquidités pour les 25 ans à venir. Le Scope 2050 du pdg a bon dos…
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