La discrimination positive à son paroxysme

Imaginez que vous vous présentiez à un entretien d’embauche pour un poste qui correspond parfaitement à vos compétences, en CDI, dans une grande société : une réelle opportunité à saisir ! Vous vous êtes mis sur votre trente et un, un peu stressé mais confiant car vous connaissez très bien votre sujet, puisque si c’est vous qui occupez ce poste depuis plusieurs années en tant que prestataire… Mais le recruteur a vite fait de doucher tous vos espoirs et l’entretien tourne court… car vous êtes un homme, et à CV égal, voire même s’il est un peu moins bon pour une femme, l’entreprise choisit quand même la candidate féminine en ne considérant que les CV de femmes sur ce poste ! C’est ce qui s’est passé à TotalEnergies.

L’entretien tourne court car… vous êtes un homme !

À travail égal, salaire égal!

Ce slogan, résumant des années de luttes pour l’égalité femmes/hommes dès les années 70, semble bien oublié à TotalEnergies, car face aux difficultés à équilibrer les bilans sociaux dans une industrie à prédominance masculine, la Direction a pris le parti de forcer le trait en faveur de l’em­ploi féminin dans ce secteur pétrolier qui est à forte prédo­minance masculine. Mais une telle mesure discriminatoire est-elle une bonne solution aux inégalités de genre ?

TotalEnergies a pris le parti de forcer le trait en faveur de l’emploi féminin

Historiquement, dans un groupe du secteur pétrolier et en dehors des postes administratifs, que ce soit sur les sites opérationnels de forage, d’exploitation, de raffinage, ou des sites scientifiques et techniques, la balance des emplois est très majoritairement masculine. Par exemple, pour les sciences de la terre (géologues, géophysiciens, ingénieurs de gisement, techniciens de laboratoire…), les écarts de genres sont présents dès les écoles d’ingénieur.es, instituts et universités car seulement 1/3 de jeunes femmes choi­sissent ces filières. Pourtant, ce pourcentage qui découle du vivier des écoles n’est pas questionné à l’embauche.

La myopie des ressources humaines et des stéréotypes qui ont la vie dure

Lorsque, il y a une quinzaine d’années, le groupe Total a commencé à se préoccuper de la question des inégali­tés professionnelles femmes/hommes, c’est au travers du prisme du plafond de verre (entendez : sur les postes à responsabilité à l’exclusion de tous les autres), que la Direction de Total a porté son regard. Ces réflexions ont abouti à la création d’un réseau professionnel interne « fé­
minin », et sur un stage « gérer sa carrière au féminin » ciblant ces salariées dirigeantes, avec déjà, un biais de lec­ture.

Pour lutter contre les réseaux masculins des grandes écoles, créons son féminin… Et pour lutter contre la diffi­culté de promotion des femmes aux postes à responsabili­tés, concevons un stage pour leur expliquer les ressorts de la discrimination dont elles font l’objet… comme si elles ne le savaient pas ! La CGT avait alors argumenté que si formation il devait y avoir, elle devait être mixte et impli­quer tous les niveaux de responsabilités.

Mais il aura fallu une bonne dizaine d’années avant que ce type de stage ne disparaisse du catalogue interne et soit revisité. Une offre plus adaptée a vu le jour, tout comme les formations du style « gérer ses émotions », « le marketing de soi »… Le réseau de femmes « Twice » (Total Woman’s Initiative for Communication and Exchange), lui, perdure toujours, même si tout au long de son existence, il n’a pas été avare de stéréotypes, proposant des ateliers en coaching d’image ou des actions de mentorat professionnel. Il reste souvent perçu comme un club de filles – « girls just want to hâve fun » -, bien loin de proposer des outils pour promouvoir la mixité.

Ces deux exemples montrent à quel point la volonté des directions d’entreprise de corriger les inégalités professionnelles peut être à rebours des aspirations des salariées.

Corriger les inégalités professionnelles peut être à rebours des aspirations des salariées

Le long combat de la légitimité professionnelle

Outre l’écart salarial, le parcours professionnel et l’accès aux postes à (très) hautes responsabilités, les femmes ont aussi à mener une lutte de base sur la légitimité professionnelle. Elles doivent se faire une place afin que leurs compétences soient reconnues, que leur parole soit écoutée dans les métiers techniques. Cela ne s’arrête pas seulement sur le regard que leurs collègues masculins portent sur elles, mais touche également le sentiment d’auto-dévalorisation que cela génère chez elles. C’est un combat de longue haleine, et les avancées sont toujours fragiles…

L’entreprise se fait le relais du sexisme ordinaire

Lorsque TotalEnergies impose cette discrimination posi­tive à l’embauche, cela ne fait que relancer le procès en illégitimité, instillant le sentiment que les candidates se­raient recrutées du fait de leur genre et non de leurs com­pétences. Et donc, tout en s’érigeant en défenseuse de la cause féminine, la Direction de TotalEnergies s’y prend de la pire des manières. Elle redonne corps, une fois de plus, aux stéréotypes qu’elle prétendait combattre. Elle fait res­surgir du bois le « vieux mâle blanc dominant » (pour re­ prendre des termes entendus jusque dans les instances de représentation du personnel). Au final, au lieu de dégenrer la question de l’embauche et de l’évolution de carrière, la Direction se fait le relais du sexisme ordinaire.

Égalité de traitement à compétences égales

Un certain nombre de managers, en désaccord avec la méthode, font le choix d’auditionner les candidats quel que soit leur genre, et s’en tiennent au CV et à l’entretien. Mais de nombreux salariés s’interrogent car ce sont toujours les RH qui ont le dernier mot. Ironie de l’histoire, ces mêmes RH avaient émis en 2021 un mémo à destination de la hiérarchie intitulé : « Recruter sans discriminer » ! Et un autre dégât collatéral est à venir : la pyramide des âges. Un déséquilibre apparaîtra dans le futur et il s’inscrira dans la durée.

La domination masculine est hélas toujours d’actualité

Les actions menées à TotalEnergies montrent bien à quel point la société n’a pas avancé sur le sujet de l’égalité professionnelle : la composition des organigrammes de direction de toutes les entreprises l’atteste, car tous les grands groupes préfèrent s’en tenir à des mesures ponctuelles, à l’emporte-pièce pour donner l’illusion qu’ils agissent. Pourtant, la cause des femmes mériterait bien mieux que ces pantalonnades. La lutte contre ces mécanismes d’inégalité entre les genres dans le milieu professionnel demande plus que jamais de s’en tenir à des principes fondamentaux : promotion des métiers techniques dans les viviers de recrutement, anonymisation des candidatures lors du choix pour le recrutement final, réduction des écarts de rémunération, évolutions de carrière décorrélées du genre et des contraintes familiales… Mais cela impliquerait de renoncer à la politique d’individualisation, l’un des plus grands vecteurs d’inégalité femmes/hommes, à imposer la transparence de la rémunération, un droit de voix au chapitre des syndicats lors des recrutements et dans les commissions de recours… L’éga pro a donc encore beaucoup de pain sur la planche !

 

L’éga pro a encore beaucoup de pain sur la planche !

 

Réagir

Votre mail ne sera pas publié.