Dans des entreprises où les emplois sont historiquement à prédominance masculine, où la direction est aux mains d’une élite toute militaire, les femmes qui occupent des fonctions de pouvoir ne se comptent pas toujours sur les doigts des deux mains.
Plafond de verre
L’expression est d’abord apparue aux Etats-Unis à la fin des années 1970 pour caractériser un constat : il existe un plafond invisible auquel se heurtent les femmes dans l’avancée de leur carrière ou pour accéder à de hautes responsabilités. Ce plafond de verre les empêche de progresser aussi vite et autant que les hommes. L’expression est aujourd’hui utilisée pour caractériser les difficultés de toutes les minorités à accéder à des postes à responsabilité dans l’entreprise et plus généralement dans la société.
Combien de femmes tutoient-elles le pouvoir dans les entreprises de la branche des IEG ? Quelques noms viennent immédiatement à l’esprit : Isabelle Kocher, directrice générale d’Engie, Christine Goubet-Milhaud, Présidente de l’Union française de l’Electricité, l’un des deux syndicats patronaux de la branche ; Marianne Laigneau, Directrice des ressources humaines EDF SA. Fonctions prestigieuses, salaires conséquents à n’en pas douter. Mais, derrière elles, les femmes, combien de divisions pour reprendre une formule célèbre ?
Elles sont deux au comité exécutif d’EDF et deux à la tête d’une centrale nucléaire sur 19. Une femme pour 15 membres au comité exécutif d’Enedis. Sur les 808 cadres dirigeants répertoriés à EDF le 1er mars 2017 (source Vivre EDF OnLine, communauté des cadres dirigeants) on dénombrait… 127 femmes. Même pas 16% ! Entre le 1er janvier 2016 et le 1er mars 2017, 140 cadres dirigeants ont été nommés dans cette entreprise dont… 41 femmes soit 29%. Une accélération dans le débit des nominations féminines entérinée par le Comité exécutif d’EDF qui décide, courant mars 2017, de promouvoir des femmes au sein des instances dirigeantes de l’entreprise en doublant leur nombre dans les catégories D1 et D2 soit, d’ici 2018, introduire 36 nouvelles femmes. Doit-on comprendre qu’à l’heure actuelle elles sont seulement 36 à occuper des postes de direction ? Quel pouvoir ces femmes exercent-elles ? Quel salaire perçoivent-elles ? Quelle solidarité manifestent-elles à l’égard des femmes au sein des entreprises de la branche (voir encadré Des femmes anonymes).
Enfants ou carrière, faut-il encore choisir !
Un premier constat qui fait écho à une inégalité de premier ordre : toutes les femmes cadres dirigeantes et cadres supérieures interrogées lors de cette enquête sont arrivées en haut de la pyramide à cinquante ans et plus, en seconde partie de carrière, une fois les enfants élevés. La parentalité est toujours au cœur des inégalités dans les parcours professionnels. Peut-être un peu moins qu’avant car la loi est passée par là, mais, bien présente encore dans les mœurs des entreprises. « Chaque retour de maternité a été compliqué » dixit A., 60 ans. « Il était impossible de vous attendre, nous avons dû nommer un manager durant votre absence. C’est le type d’explications auquel j’ai eu droit de la part de ma hiérarchie pour justifier le fait que je ne retrouve pas mes fonctions de manager en reprenant mon travail. Une femme est tout de même assez fragilisée lorsqu’elle revient d’un congé maternité ; c’est l’enfant qui compte avant tout ». Du coup, A. aurait bien aimé reprendre en douceur et donc, reprendre le poste qu’elle occupait avant son congé maternité. « Je n’ai jamais pu retrouver des postes de management dans les domaines techniques » regrette-t-elle.
Pour sa part, D., 58 ans, la chance aidant, a fait ses trois enfants en début de poste. « J’ai joué avec les marges du système » précise-t-elle tout en reconnaissant que c’était « une façon d’intégrer une contrainte imposée par des hommes ». En effet, arriver sur son nouveau poste trois mois plus tard que la date prévue pour cause de congé maternité était perçu comme moins pénalisant. Tout de même, et D. ne le nie pas, une maternité valait encore il y a une dizaine d’années des durées de poste plus longues pour les femmes que pour les hommes.
Pour G., même si « les enfants représentent toujours un creux dans la carrière », les femmes ont tendance à masquer les faits en travaillant plus que leurs homologues masculins : « elles ne veulent pas que la maternité empiète aujourd’hui sur leur devenir professionnel.» De ce point de vue, le télétravail est bienvenu car il pourrait permettre à de très nombreuses femmes – et pas seulement celles qui sont en haut de la pyramide – de gérer un peu plus facilement travail et vie familiale. Jour fixe ou jour variable dans la semaine, le télétravail et le travail à distance – au sein d’une unité de l’entreprise, moins éloignée du domicile que le service attitré – procure une impression de desserrement du temps pour les femmes et aide nombre d’entre elles à mieux jongler entre les réunions, les dossiers importants et la sortie de l’école qui l’est tout autant.
Pour celles dont les activités relèvent de l’expertise et du travail de dossier, visioconférences et réunions par téléphone interposé depuis son domicile ou son lieu de travail à distance, sans abolir le présentéisme soit la pratique d’un temps de travail extensif qui nuit tant aux carrières des femmes, représentent un indéniable progrès. Ce nomadisme (du bureau au travail chez soi en passant par le travail à distance) deviendra-t-il à terme un facteur de réduction des inégalités de carrière pour les femmes ?
En attendant, on parle bien de deuxième partie de carrière pour les femmes dirigeantes dans des entreprises du secteur électrique et gazier. « Il est possible de rattraper son retard après cinquante ans » réfléchit B. « mais, pour récupérer le train, il faut ne pas compter ses heures, s’impliquer encore plus, montrer que l’on peut penser carrière professionnelle et surtout, en avoir envie. Peut-être faut-il préférer sa vie sociale à sa vie personnelle ? »
L’égalité professionnelle : un discours de façade
Cependant il ne faut pas confondre postes à responsabilités et postes de pouvoir. Les premiers, les femmes les occupent déjà : dans les domaines des ressources humaines, du juridique, de la communication, des achats, soit la dizaine de secteurs où, toutes fonctions confondues, les femmes ont massivement accès. Elles gèrent des budgets, déploient des politiques, font fonctionner des équipes… Bref, dans toutes les fonctions support, cadres supérieures et cadres dirigeantes sont présentes et exécutent les activités de l’entreprise. En revanche, dans les postes de pouvoir au sein de ces fonctions support où elles paraissent mieux tolérées, elles sont nettement moins visibles que les hommes. Ces postes de pouvoir que l’on peut décrire comme étant ceux dans lesquels on définit une politique, ceux dans lesquels on occupe une fonction d’autorité sur une masse de personnes.
Et, que dire des fonctions techniques ! Si deux femmes dirigent aujourd’hui deux centrales nucléaires EDF, « ce nombre n’a pas augmenté depuis quinze ans » regrette E. Dans les entreprises de la branche où « la première langue parlée est la langue des ingénieurs » dit joliment D., les femmes sont absentes des fonctions de pouvoir, victimes d’une exclusion des instances de direction. « Même une femme polytechnicienne se voit proposer un poste dans les RH » assure B. Et toutes doivent se plier à la sacro-sainte règle de la mobilité, autre facteur générateur d’inégalité de carrière dans les directions techniques au moins.
Dans la langue de la rémunération, même si la catégorie des cadres dirigeant.e.s n’est pas à plaindre, les dirigeantes montent rarement sur les podiums les mieux payés. Pas de totem pour elles mais en revanche, de nombreux tabous à commencer par le décalage dans la rémunération avec leurs homologues masculins. En matière d’augmentation salariale 2016, les cadres dirigeants d’EDF SA se sont vus proposer de 0 à 4% d’augmentation brute. E. reconnait « 1,2% de rémunération supplémentaire ce qui est une fourchette basse ». Quant à D., après trente-cinq ans de carrière dans les IEG et un statut de cadre dirigeante, elle remarque : « Mon mari et moi sommes entrés dans les IEG en 1981. Nos carrières ont connu à peu près le même déroulement dans des entreprises différentes sauf qu’il a toujours été un peu mieux payé que moi ». Même s’il a terminé cadre supérieur et D. cadre dirigeante…
L’égalité salariale et de façon générale l’égalité professionnelle ne sont pas ou plus des sujets développés dans les entreprises de la branche. F., cadre A dans une direction technique, pense même que l’égalité n’est pas une priorité aujourd’hui. « La prise de conscience est retombée comme un soufflet. Pas un mot dans le programme de développement de l’entreprise à l’horizon 2030 » regrette-t-elle. « Ni les syndicats ni les directions n’en parlent – sauf dans le cadre du dialogue social » insiste A. « Il y a juste une politique d’affichage » poursuit-elle. Et de regretter que les milieux syndicaux ne portent pas mieux ces questions. « Ҫa aiderait ! ». E. renchérit : « La nomination de cadres dirigeantes relève de plus en plus de l’exception et des besoins d’image de marque ».
En lieu et place d’une réelle politique d’égalité professionnelle, les entreprises utilisent les réseaux de femmes qui représentent une entraide utile, plébiscitée par celles qui y participent. Sauf que, depuis leur fondation, ces réseaux sont eux aussi en perte de vitesse, un peu lâchés par les instances dirigeantes, un peu minorés par les organisations syndicales qui ne savent pas trop quelle politique tenir à leur égard. B., membre du réseau de femmes dans son entreprise, l’utilise pour recruter et apprécie d’y participer. « J’aime faire partie de l’équipe mentorat pour expliquer les codes de la maison ».
Féminisme : presque un gros mot
Prôner l’égalité femmes hommes, c’est être perçue comme féministe et, pour certaines interlocutrices, le terme sème le danger. Pour A. « on peut être féministe à l’extérieur de l’entreprise mais dans l’entreprise, il signifie que l’on est rebelle, passionaria, emmerdeuse ». F. porte le même jugement :
« Je ne suis pas féministe dans l’entreprise car cela dessert ; c’est insister sur les dysfonctionnements, être classée grande gueule ». Les propos d’E. sont encore plus nets : « Je constate une sorte de résignation chez les cadres dirigeantes. Leur comportement relève du respect et de la soumission. Elles sont autant responsables du sexisme que leurs homologues masculins. Entre elles, elles ont leurs codes vestimentaires desquels la couleur est bannie par exemple ». Codes destinés à aider à l’intégration dans leur milieu autant qu’à fournir des signes distinctifs de reconnaissance. Ainsi, dans certaines directions poursuit-elle, « les cadres dirigeantes imposent le sac à main de luxe comme signe distinctif ».
Outre les signes de reconnaissance à fort pouvoir symbolique, les cadres dirigeantes et cadres supérieures ont également à ancrer un pouvoir fraîchement conquis qui demande une vigilance et une attention soutenues. De fait, elles ne semblent pas avoir toutes, loin de là, pour priorité d’élargir le cercle féminin autour d’elles. A. n’hésite pas à parler de concurrence chez les femmes de pouvoir : « elles pénètrent dans un club masculin très sélect et veulent rester seules dans ce club. Les femmes qui ont du poids dans une entreprise ont un profil assez soumis à la hiérarchie et au pouvoir masculin dominant. Elles refusent souvent de sortir d’un cadre très normatif pour encourager d’autres femmes. Elles remettent rarement en cause l’ordre établi et respectent les normes de l’entreprise. Au fond, elles se disent que les efforts qu’elles ont accomplis pour arriver au niveau où elles sont arrivées, d’autres peuvent les entreprendre. De fait, elles ne vont pas aider beaucoup leurs collègues femmes ».
Toutefois, ce jugement sévère est tempéré par d’autres interlocutrices. C., DRH dans une filiale à un moment de sa carrière, évoque les outils statistiques mis en place pour suivre un accord éga pro. D. parle carrément d’une politique de discrimination positive. « A plusieurs reprises, au moment de recruter sur un poste, à égalité de compétences, j’ai privilégié une femme à un homme. J’ai essayé d’être attentive au déroulement de carrière des femmes avec lesquelles je travaillais, à leurs besoins de formation. Chaque fois que cela a été possible, j’ai sollicité les membres de mon réseau professionnel, inscrit des femmes dans le processus de détection des potentiels et d’assessment pour intégrer le circuit des cadres dirigeantes. J’espère avoir travaillé en faveur de l’égalité des chances ». Mais, n’est-ce pas à l’échelle de toutes les entreprises de la branche qu’il faudrait une politique volontariste ?