Le télétravail attaqué

La crise sanitaire a propulsé le télétravail au cœur de nos vies professionnelles et a re­ dessiné les contours du monde du travail.

Cependant, alors que beaucoup de salariés plébiscitent cette nouvelle organisation, de nombreuses entreprises cherchent à faire machine arrière, révélant le fossé grandis­sant entre les aspirations des travailleurs et les réticences d’un patronat ancré sur des modèles plus traditionnels..

Le télétravail plaît aux salariés et les statistiques le prouvent

En 2023, 33 % des salariés français pratiquaient le télétra­vail au moins une fois par semaine, et cela atteint 75 % chez les cadres. Les salariés sont ainsi présents au bureau 3,5 jours par semaine en France, contre 3,1 jours dans le monde (étude JLL de novembre 2023). Et cet engouement pour le télétravail ne faiblit pas : un sondage Opinion Way de décembre 2023 révèle que 63 % des salariés préfèrent un emploi permettant de travailler depuis le lieu de leur choix, sans contrainte de fréquence ou de distance.

Cette préférence est encore plus marquée chez les femmes (67 %) et les jeunes de 18-34 ans (70 %).

1/3 des salariés pratiquent le télétravail au moins une fois par semaine (3/4 chez les cadres)

Mais le patronat est réticent

Malgré cet engouement, certaines entreprises voudraient limiter cette pratique. Selon Opinion Way, 71 % des entre­ prises françaises imposent désormais des jours de pré­sence obligatoires au bureau, et cette volonté de retour au présentiel est particulièrement marquée dans les grandes entreprises. Les arguments avancés par les employeurs sont variés : des préoccupations liées à la productivité, la préservation de la culture d’entreprise, les difficultés de management à distance.

L’étude JLL révèle que les gains de productivité sont désormais vus comme la troisième raison d’inciter à retourner au bureau, après les enjeux de préserver le collectif et de culture d’entreprise.

71 % des entreprises imposent des jours de présences obligatoires au bureau

ENGIE SA impose à ses salariés de retourner plus souvent au bureau

L’entreprise avait mis en place un accord télétravail (TT) après la crise Covid qui autorisait 2 jours de télétravail par semaine avec une enveloppe annuelle de 45 jours de flexi­bilité supplémentaire. Sous couvert de préoccupations liées à la santé et à la sécurité des salariés, la direction d’ENGIE SA envisage désormais de réduire significative­ment ces dispositions en supprimant l’enveloppe annuelle de 45 jours, tout en réduisant de 33 % le télétravail pour les salariés travaillant 5 jours/semaine (et de 50 % pour ceux
sur 4 jours). Cette décision, prise à la veille des congés d’été, et à quelques mois de l’échéance de fin de l’accord TT actuel, a suscité une vive opposition des organisa­tions syndicales.

La direction justifie cette nécessité d’être majoritairement présent au bureau par sa responsabilité d’assurer la santé et la sécurité de ses salariés. Elle argu­mente que détecter des signaux faibles de Risques Psycho Sociaux (RPS) serait compliqué dans le cadre du télétra­vail… Mais cela n’est perçu que comme un prétexte par les syndicats, qui y voient plutôt une volonté de contrôle accru des salariés.

Réduire le TT aurait des répercussions négatives sur les salariés mais ils résistent

Le négatif concerne aussi bien le plan financier que la qua­lité de vie au travail, et financièrement, l’impact est signi­ficatif. Selon l’ADEME, un salarié télétravaillant 2,5 jours par semaine économise en moyenne 2 000 € par an en frais de transport, restauration et garde d’enfants. Retourner en présentiel à temps plein représenterait donc une perte financière conséquente pour les salariés.

2 000 € par an d’économies pour un salarié en télétravail 2,5 jours par semaine

Mais au-delà de l’aspect financier, c’est toute l’organisation de la vie personnelle et professionnelle qui serait remise en question. Les télétravailleurs gagnent en moyenne 72 minutes par jour, principalement réinvesties dans la vie familiale et les loisirs (source INSEE). Un retour au présentiel à temps plein priverait les salariés de ce précieux temps gagné.

72 mn par jour gagnées pour les télétravailleurs avec moins de fatigue et de stress

La santé et le bien-être des salariés sont également en jeu. Une étude de l’ANACT révèle que 79 % des télétravail­ leurs ressentent moins de fatigue et 75 % moins de stress. Un retour forcé au bureau aurait donc des conséquences négatives sur la santé physique et mentale des employés. D’ailleurs, 50 % des salariés envisageraient de quitter leur emploi si leur entreprise imposait un retour à 100 % en présentiel selon Opinion Way et cela grimpe même à 64 % chez les 18-34 ans.

A ENGIE SA toutes les organisations syndicales représen­tatives, réunies en intersyndicale et soutenues par les sala­riés, ont quitté la table des négociations TT. Elles exigent une prorogation de l’accord TT actuel et la mise en place d’un calendrier de négociation respectueux du dialogue social, en dehors de la période estivale.

Impulser de nouveaux modèles de travail pour le futur

Restreindre le télétravail apparaît comme un combat d’arrière-garde du patronat car l’organisation du travail du futur doit évoluer vers des formes d’organisation plus souples, plus respectueuses des salariés et de l’environ­nement. Une étude du World Economie Forum indique que 84 % des employeurs vont digitaliser leurs processus de travail d’ici 2025, impliquant de fait une augmentation significative du télétravail.

Le télétravail est également un enjeu écologique majeur. Selon l’ADEME, il réduirait de 30 % les émissions de gaz à effet de serre liées aux déplacements domicile-travail. Plutôt que de chercher à revenir en arrière sur le TT, les entreprises devraient plutôt accompagner cette évolution et l’encadrer de manière juste et équitable. Cela passe par une refonte des pratiques managériales, une confiance accrue envers les salariés et une meilleure prise en compte de leurs aspirations. Mais le décalage est croissant entre les attentes des sala­riés et les politiques de certaines entreprises en matière de télétravail.

Le cas d’ENGIE SA n’est qu’un exemple parmi d’autres de cette tendance. Face à cette situation, il est crucial que les organisations syndicales, les employeurs et les pouvoirs publics s’en­gagent dans une réflexion approfondie sur l’avenir des modes d’organisation du travail. Le télétravail ne doit pas être vu comme une faveur. Il est désormais un droit à part entière, qui doit être mieux enca­dré par des accords collectifs protecteurs et équitables. Les entreprises qui sauront s’adapter à ces nouvelles attentes et qui mettront en place des modèles de travail flexibles et respectueux des salariés seront mieux armées pour attirer et retenir leurs salariés. A l’inverse, celles qui s’obstineront à retourner à un modèle de travail pré-Covid risquent de se heurter à une résistance croissante de leurs employés et à des difficultés de recrutement.

Le télétravail n’est pas une mode passagère, mais une évolution profonde de notre rapport au travail. Il est néanmoins indispensable de mieux l’encadrer, et veiller à ce que les conditions de travail ne se dégradent pas. C’est une opportunité de repenser l’organisation du travail au bénéfice de tous : salariés, entreprises et société dans son ensemble. Il est donc temps que toutes les parties prenantes en prennent pleinement conscience et agissent en conséquence.

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