[Options 655 – Mars 2020 – p14-15]
A quoi sert une évaluation à 360° et quels résultats apporte-t-elle ? S’agit-il d’améliorer un processus ou de juger des managers ? Après Engie, Enedis expérimente ce mode d’évaluation.
Depuis septembre 2019 et jusqu’en décembre 2020, à raison de deux périodes de trois mois, sur les directions régionales Paris, Ile de France Est et Midi-Pyrénées Sud, les premiers manageur.euse.s sont évalué.e.s par une ribambelle d’acteur.trice.s. Cela s’appelle « l’évaluation 360° ». Son objectif : « Faire évaluer les comportements, aptitudes et compétences d’un collaborateur par son supérieur hiérarchique, mais aussi par ses collègues, ses subordonnés, ses clients internes ou externes, fournisseurs, partenaires… ». Sont mis en avant d’une part, la diversité des évaluateur.trice.s qui permettrait de recueillir un jugement plus fiable et plus complet sur le travail du manager ; d’autre part, un jury multiple qui permettrait d’éviter l’évaluation « règlement de compte » en cas de mauvaises relations avec son supérieur. Encore un exemple de management dit « collaboratif ».
Pour la direction d’Enedis, ce type d’évaluation repose sur deux fondements : la qualité des manageur.euse.s est la base de l’engagement des salarié.e.s et ce sont les salarié.e.s qui créent la performance durable de l’entreprise, d’où l’idée d’évaluer les premiers « de manière prépondérante sur leurs attitudes et comportements… ». Mais le ou la salarié.e est-il.elle vraiment libre d’évoquer les défauts de son N+1 sans risquer de se le mettre à dos ? Et surtout, comment s’assurer que cette évaluation reste anonyme, ce qui est préconisé ?
Évaluer sur des critères comportementaux
Alerté.e.s par des manageur.euse.s soumis à cette expérimentation, les élu.e.s CGT de la Direction Régionale Ile de France Est obtiennent, début novembre 2019, la tenue d’un Comité d’Entreprise extraordinaire pour en savoir plus et donner leur position. En effet, dès lors qu’il y a modification de la grille d’évaluation, la direction doit présenter un dossier en IRP. Les élu.e.s apprennent donc que cette expérimentation concerne soixante-huit manageur.euse.s (quinze membres de CODIR et dix adjoint.e.s, vingt-huit chef.fe.s d’agence, quatorze adjoint.e.s de chef.fe.s d’agence et chef.fe.s de pôle, un Manager de Proximité) : tous « volontaires ». Au-delà, ce sont deux cent quarante-quatre personnes qui sont sollicitées pour noter les manageur.euse.s.
S’appuyant sur la jurisprudence Airbus, les élu.e.s CGT rappellent qu’il est illicite de s’appuyer sur des critères comportementaux sans rapport direct avec l’activité professionnelle. Or, dans cette expérimentation, un certain nombre de critères sont flous avec une objectivité plus qu’incertaine : fermeté, courage… Ces critères sont source d’effets anxiogènes sur la santé des salariés, en particulier lorsque le rapport entre les questions et le métier exercé n’existe pas.
Dans les méthodes de management prônées aujourd’hui, le salarié, son profil, ses qualités et ses défauts sont surexposés. En revanche, son travail est réduit à la portion congrue. Les dégâts sur le plan psychologique peuvent être énormes. La sociologue Danièle Linhart dans son livre « La comédie humaine du travail * » décrit comment la sur-humanisation managériale a succédé à la déshumanisation taylorienne. Le management moderne clame sa volonté de reconnaître la dimension humaine des salarié.e.s, mise sur leur subjectivité, leur personnalité et tend à « psychologiser » les rapports de travail, alors que l’individu s’appuie sur ce qui le constitue en tant que professionnel : savoir et savoir-faire reconnus, qualifications, expériences.
Le résultat de ce management est en réalité une disqualification des savoirs et des expériences. Pire, le travail moderne précarise subjectivement des salarié.e.s constamment mis à l’épreuve, qui sont conduits à douter de leur propre valeur et légitimité. Ils se retrouvent seuls, livrés à une logique qui les mobilise en s’adressant directement à leur subjectivité, leur intimité et leur désir de reconnaissance. Cette individualisation féroce accentue leur vulnérabilité. Mais pour celles et ceux qui proposent ces expérimentations, elles répondent aux aspirations d’autonomie manifestées par des salarié.e.s, habitués auparavant à un management directif et désireux d’en sortir. Cette subjectivité proposée relève de la tromperie.
Propositions pour une évaluation constructive et transparente
L’évaluation 360° peut être un système brutal qui relève davantage du jugement que du processus d‘amélioration, car fondée sur des traits de personnalité et non sur l’analyse du travail réel. Or les salarié.e.s sont au travail pour produire ensemble, ce qui les conduit à s’accepter tels qu’ils sont, avec leurs différences et en respectant des règles de vie communes. Un.e salarié.e est en mesure d’accomplir son travail lorsque les responsabilités confiées sont en adéquation avec les marges de manoeuvre octroyées. Un travail de qualité dépend avant tout de l’amélioration de ses conditions de réalisation (délais, moyens, formations, outils…). En ce sens, l’évaluation a pour but d’améliorer les moyens mais aussi les savoirs. Elle doit être constructive et viser une amélioration et non une sanction ; transparente et fondée sur des faits précis ; documentée, c’est-à-dire que le manager doit remettre les faits dans leur contexte global et collectif, et si possible contextualisée. Les remarques, constats, reproches doivent avoir été émis au moment où les évènements se sont produits. L’évaluation annuelle devrait surtout les rappeler synthétiquement et non les faire surgir de façon « hors sol », car trop décalés dans le temps.
A contrario, l’évaluation 360° est une appréciation non transparente. A titre d’exemple, l’appréciation par les collègues de travail devrait être réalisée lors d’un échange en réunion d’équipe (voire en présence d’un N+2 si blocage il y a), pour traiter le problème et trouver une piste d’amélioration. Le « 360° » c’est ne rien dire pendant un an, puis sortir son arme au moment de la notation. C’est tout le contraire d’une évaluation contextualisée, transparente et constructive. Au-delà, d’un point de vue revendicatif, il importe de conforter l’idée qu’un manager est important pour son équipe ; par conséquent, c’est bien le contenu des postes de management qui doit être travaillé.
* La comédie humaine du travail : de la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale. Danièle Linhart. Eres. 2015.