[Options 654 – Février 2020 – p 3-4]
Face à un gouvernement autiste, les opposant.e.s à la réforme des retraites font entendre leurs voix. Retour sur dix semaines de mobilisation.
Il y a des moments difficiles dans la vie d’un directeur ou d’une présidente directrice générale. Le directeur régional d’Enedis Languedoc Roussillon en a vécu un le 27 janvier dernier en voulant présenter ses vœux aux salarié.e.s. Dans une salle redécorée aux couleurs des affiches revendicatives de la CGT des cadres et technicien.ne.s contre la réforme des retraites, il lui devenait difficile d’ignorer le mouvement social en cours. Après la prise de parole des représentants Ufict, avec l’aval des agents du site, sur les répercussions d’une réforme qui plombe l’avenir de tous les salarié.e.s, sa présentation des résultats de l’Unité et de quelques « perspectives » a fait plouf.
Un mouvement puissant contre la réforme, acharné, ancré dans le temps
Quant à Sybile Veil, PDG de Radio France, on renverra sur la cruelle vidéo qui circule en boucle depuis le 8 janvier et le sabotage de ses vœux au personnel, délibérément organisé par le Chœur de Radio France protestant contre son plan de licenciement et la réforme des retraites. Car depuis le 5 décembre, de manifestations en occupations, blocages, jetés de robes d’avocat ou de manuels scolaires usagés, le mouvement contre la réforme s’est répandu et, malgré un nombre élevé mais pas encore suffisant de grévistes dans les entreprises et les rues, est devenu puissant, acharné, ancré dans le temps.
Les grévistes ont trouvé des occupations…
Les professions qui sont entrées dans la grève n’ont pas toutes la même force de captation des esprits. Le monde de la culture de ce point de vue est très créatif. Le ballet de l’Opéra de Paris avec ses vingt minutes de représentation données sur le parvis de l’Opéra Garnier, le 24 décembre 2019 à 14 heures, a popularisé le mouvement contre la réforme des retraites sur l’ensemble de la planète. La chorégraphie des militantes d’Attac et de la CGT en bleu de travail et gants jaunes a séduit les réseaux sociaux jusqu’à se démultiplier et figurer dans chaque temps fort hebdomadaire. Les retraites aux flambeaux, les collectifs intersyndicaux et citoyens dans de nombreuses municipalités, les chahuts de candidats La République en Marche aux municipales ne nécessitent pas des palanquées de militants mais juste de petites bandes bien organisées, maniant humour, mise en scène et sens du ridicule.
Dans les IEG les actions sont moins symboliques devant les caméras, mais bien bloquantes pour l’économie. De ce fait, les militants CGT qui filtrent l’entrée de certains sites et en bloquent d’autres se transforment en cibles. Chaque action sur le réseau donne lieu à une plainte de la part de RTE et Enedis devant la justice (une centaine recensée début février), des convocations dans les gendarmeries et les commissariats, des assignations à comparaître, des plaintes individuelles contre les militants qui vont jusqu’à des commissions secondaires disciplinaires. La criminalisation des militants syndicaux est une arme de dissuasion active.
L’engagement dans le mouvement contre la réforme des retraites est divers suivant les populations de salarié.e.s et les sites. Courant décembre, les premiers temps forts du mouvement, le 5 et le 10, ont été particulièrement bien suivis avec des taux de grévistes proches de 50 % dans les entreprises de la branche et d’excellents scores chez les cadres, 26,4 % à la R&D d’EDF et encore meilleurs dans le nucléaire et dans l’hydraulique avec 44,8 %.
A EDF R&D, l’engagement et la mobilisation sont propres à chaque site : bonne présence dans les assemblées générales sur les sites de Chatou et des Renardières ; en revanche, moins de monde dans les AG à Saclay mais vrai succès pour des conférences organisées avec la présence d’économistes atterrés. Par exemple, sur un site qui compte environ 900 chercheurs, près de 10 % ont assisté à la conférence d’Henri Sterdyniak le 9 janvier ; un peu moins le 6 février pour Anaïs Henneguelle… en attendant une pointure de la contestation des lois travail, l’ancien inspecteur du travail Gérard Filoche, déjà sollicité sur d’autres sites. Dans les cortèges parisiens, les chercheur.se.s EDF sont présent.e.s et visibles.
Du silence complice aux « éléments de langage »
En janvier, la baisse du nombre de grévistes est sensible avec de nombreux sites en dessous de 10 % et un pourcentage national de l’ordre de 17 %. Cependant, de nombreuses initiatives sont organisées et, parfois, dans un esprit ludique. C’est le cas à Lyon avec une occupation et une prise de parole dans le hall de l’immeuble Velum où sont regroupées de nombreuses équipes EDF, avec interpellation du délégué régional de l’entreprise et un lâcher de ballons revendicatifs au-dessus de l’espace de restauration qui a attiré l’attention des salarié.e.s attablé.e.s.
Le gouvernement persiste dans sa rigidité. Attend-il le verdict des urnes ?
Dans le même temps, la presse ne s’est jamais autant intéressée aux discussions entre grévistes et occupants : faut-il baisser la charge dans les centrales gaz, les centrales nucléaires ? A Storengy, au CNPE de Nogent, aux incinérateurs de la Ville de Paris… les journalistes prennent le pouls d’un mouvement protéiforme qui s’interroge et qui n’en finit pas de durer.
Cette constance à s’opposer, le gouvernement et les entreprises de la branche l’encaissent mal. Ces dernières, après un silence complice, optent le 19 décembre pour la mise en ligne d’une vidéo de la ministre de tutelle, Madame Elisabeth Borne, qui vante les mérites du projet Macron-Philippe, telle une représentante de commerce. Dans la foulée, Enedis commence à diffuser des « éléments de langage » sur la réforme à destination des managers. Alors qu’aucune négociation n’est ouverte, ces différentes communications évoquent, dans le calcul des points, la prise en compte des « primes et rémunérations complémentaires (primes d’astreinte, de quart, autres…). » […] « des garanties pour les salariés en services actifs (pénibilité) », la conservation des droits acquis avant 2025 dans les IEG tout en précisant quand même dans un kit managers de janvier : « Les acquis obtenus dans le projet de loi doivent être confirmés et complétés, soit dans le texte de loi, soit dans les ordonnances auxquelles il renvoie et qui seront publiées dans les mois qui suivent… »
Quasiment trois mois après le début de la protestation et malgré le rappel à l’ordre du Conseil d’État, la réserve du Medef qui ne souhaite pas voir les 300 000 happy few gagnant plus de 120 000 euros par an sortir du régime général, le gouvernement persiste dans sa rigidité. Attend-il le verdict des urnes pour signifier un peu d’empathie à l’égard du mouvement social et prendre en considération le point de vue des 60 % de Français peu ou pas convaincus par son projet ?