Reprendre la main sur le temps de travail

Et si la vraie question était : ni « plus », ni « moins », mais travailler « juste », c’est-à-dire disposer d’un temps compatible avec la santé, la qualité du travail et la vie hors travail pour retrouver des repères clairs là où ils se sont brouillés. Or, dans les IEG, si la durée légale reste à 35 heures, la durée réelle s’étire. Les outils numériques abolissent les seuils, le forfait-jours promet l’autonomie mais gomme la référence horaire, le télétravail rend service mais franchit parfois les frontières… Le service public de l’énergie ne s’arrête jamais, et c’est précisément pour cela que le temps doit être maîtrisé et non subi. Parler du temps, ce n’est pas seulement compter des heures, c’est interroger l’organisation qui empile des réunions tardives, le reporting qui grignote le temps utile, les astreintes qui se prolongent… sans une juste récupération. C’est remettre au centre un droit du travail qui protège le repos quotidien et hebdomadaire, encadre le forfait-jours, garantit la déconnexion et prend en compte les temps de déplacement et les temps d’interventions. Ce droit n’est pas un décor mais l’outil qui évitera l’intensification à bas bruit, celle qui fatigue les équipes, fragilise la sécurité et ampute la qualité.
Reparler du temps, c’est aussi regarder les faits, car au-delà d’un certain seuil la productivité horaire décroche, les erreurs augmentent, la créativité se tasse. À l’inverse, des journées bornées, des astreintes cadrées, des réunions utiles et courtes, une charge suivie régulièrement… redonnent de l’efficacité et du souffle. Car la continuité de service est assurée avec des collectifs bien dimensionnés, une planification robuste et des limites respectées mais pas avec des journées sans fin.
Comment reprendre la main sur le temps de travail des Ingénieurs, Cadres et Techniciens Agents de Maîtrise d’Encadrement (ICTAME), en agissant à la fois sur la mesure du temps et de la charge, sur l’application du droit et sur l’organisation quotidienne ? Comment encadrer réellement le forfait-jours pour que l’autonomie n’étire pas les journées ? Comment ouvrir la voie à une semaine plus courte qui améliore la santé, la qualité de vie au travail, l’attractivité, l’environnement… sans intensifier le travail. Remettre le temps au service du travail bien fait, c’est possible, et nécessaire et c’est ce que nous allons approfondir dans ce dossier Options.

Quand la durée légale ne reflète plus la réalité

Malgré une durée légale à 35 h/semaine, dans les faits beaucoup d’ICTAME déclarent travailler au-delà

Si le télétravail a offert de la souplesse il a aussi brouillé les frontières entre vie professionnelle et vie personnelle. Selon l’INSEE, en 2022, les cadres ont travaillé 1 806 heures/an soit 42,7 h/semaine contre 1 664 heures/an et 38,7 h en moyenne pour les salariés. Cette inégalité s’est creusée entre 1975 et 2018 où l’ensemble des salariés gagnait 350 heures de vie par an, alors que les cadres n’en gagnaient que 75, soit cinq fois moins. Et si les lois Aubry de 1998-2000 ont instauré les 35 h pour tous, dans les faits des catégories entières, dont les ICTAME, sont passées à côté de cette avancée sociale.

Un cadre sur deux travaille pendant ses jours de repos et estime que son temps de travail a augmenté

Dans le champ fédéral, les enquêtes Ufict-CGT/ViaVoice confirment cette tendance. Un cadre sur deux travaille pendant ses jours de repos et estime que son temps de travail a augmenté ces dernières années. Les techniciens et agents de maîtrise d’encadrement travaillent en moyenne 39 h/semaine, mais 58% les dépassent avec une charge de travail qui s’alourdit année après année (baromètres Ugict- CGT/SECAFI sur les cadres et Professions intermédiaires). Une majorité dit dépasser régulièrement 40 h et cette tendance est nette depuis 2020 avec plus d’heures non compensées, et plus d’intensité pendant les heures visibles. Ce phénomène est plus marqué dans les équipes projets, en ingénierie, dans les fonctions supports et dans les métiers d’exploitation soumis à des plans d’astreinte ou à des événements réseau.

En France, 800 millions d’heures supplémentaires sont effectuées chaque année

500 000 emplois à temps plein pourraient être créés : d’un côté les ICTAME s’épuisent et de l’autre 6 millions de personnes sont sans emploi ou en activité réduite. Le travail existe mais il est très mal réparti.

Le travail existe mais il est très mal réparti

Le forfait-jours, machine à faire travailler… gratuitement

Officiellement, le forfait-jours (FJ) devait offrir de l’autonomie aux cadres. Créé en 2000 pour une minorité de cadres très autonomes, il concerne aujourd’hui 47% des cadres. Ce dispositif s’est banalisé et est devenu la norme plutôt que l’exception.

Pas de référence horaire, un contrat de jours à travailler et une liberté d’organisation. Sur le papier, l’idée semble séduisante mais en pratique, sans réels sans garde-fous, la journée de travail s’étire et les chiffres parlent d’eux- mêmes. Les cadres au FJ travaillent 46,6 h/semaine en moyenne et 39% dépassent les 50 heures soit l’équivalent de 6 jours de travail complets par mois.

A EDF, l’accord de 2016 a généralisé le FJ sur la base du volontariat avec plusieurs options, de 167 à 214 jours travaillés par an, voire jusqu’à 225 avec accord hiérarchique. Un cadre perd ainsi ses RTT et passe de 52 jours de repos annuels (congés payés et RTT) à seulement 43 jours. Une perte sèche de 9 jours ! Et comme il n’y a pas de décompte horaire, il n’y a pas de dépassement. La disponibilité devient permanente et le FJ contourne ainsi la règle des 35 h et vide de leur sens les protections du Code du travail avec des durées maximales qui ne s’appliquent plus vraiment. Pour 58% des cadres, ces heures ne sont ni payées ni récupérées : 83% des salariés au FJ travaillent gratuitement au-delà de leur temps contractuel. Les repos minimaux deviennent théoriques et ce système organise un hold-up légal du temps. Aujourd’hui, nombre de salariés au FJ ressentent tm décalage entre l’autonomie promise et la pression ressentie.

Sans décompte horaire, il n’y a pas de dépassements avec le Forfait-Jours !

Un cadre juridique protecteur existe face au FJ mais est insuffisamment appliqué

Encore faut-il le connaître et le faire respecter. Car le droit du travail fixe des repères simples : la durée légale est de 35 h/semaine. Le repos quotidien doit être d’au moins 11 h consécutives. Le repos hebdomadaire est d’au moins 35 h consécutives (repos des 11 h + 24 h). La durée maximale hebdomadaire ne doit pas dépasser 48 h sur une semaine et 44 h en moyenne sur 12 semaines. Les heures supplémentaires se payent ou se récupèrent pour les salariés au décompte horaire. Et pour le télétravail, les règles sont identiques.

Pour les astreintes, le temps d’astreinte n’est pas du travail effectif, mais l’intervention, elle, l’est. Les temps de déplacement sont du travail effectif lorsqu’ils se substituent au trajet habituel et qu’ils sont nécessaires à la mission.

Le forfait-jours obéit à des conditions strictes

Il suppose un accord collectif qui protège le droit à la santé et au repos, encadre la charge, prévoit un suivi régulier avec un entretien annuel sur la charge et sur la conciliation entre vie professionnelle et vie personnelle. L’employeur doit veiller à la charge et au respect des repos et le salarié conserve le droit d’alerter si la charge est excessive ou si les repos ne sont pas garantis.

Le droit à la déconnexion quant à lui, n’est pas une formule. Il suppose des plages de non-sollicitation, des processus qui découragent les messages tardifs, des outils qui n’imposent pas la connexion en continu. Ce n’est pas un frein au service mais une sécurité qui évite les accidents, l’épuisement et les erreurs.

Pourtant, dans les faits, ces protections sont largement ignorées et aucun décompte horaire ne permet de vérifier leur respect. Les entretiens annuels sur la charge de travail restent formels et les ICTAME qui alertent sont rarement entendus. Ce système repose sur l’auto-régulation… autrement dit, sur rien !

Le droit à la déconnexion illustre cette hypocrisie. Inscrit dans la loi depuis 2017, il devait protéger de la connexion permanente. Huit ans plus tard, 66% des cadres réclament son application effective. Dans les IEG, 82% des télétravailleurs n’ont pas de plages horaires définies et 78% sont sans droit effectif à la déconnexion. La loi existe mais n’est pas appliquée !

Faire respecter le droit à la déconnexion inscrit dans la loi depuis 2017

Le Comité Européen des Droits Sociaux a condamné la France 5 fois depuis 2002 sur le FJ

A chaque fois le motif est que le forfait-jours français viole la Charte sociale européenne. Il ne garantit pas le droit à une durée raisonnable de travail ni à une rémunération équitable, car le système français autorise à travailler jusqu’à 78 h/semaine, sans jamais ouvrir droit au paiement d’heures supplémentaires. Le Comité estime que cette situation est incompatible avec les droits fondamentaux des travailleurs. L’Ugict-CGT appelle à utiliser ces condamnations européennes pour contester les accords de FJ les plus délétères. Car au-delà des textes juridiques, c’est la santé même des travailleurs qui est en jeu avec des conséquences humaines de plus en plus visibles et préoccupantes.

Le temps de travail excessif détruit la santé (dégâts psychologiques + impacts physiques)

En France, selon le cabinet Technologia, 3,2 millions de salariés (soit 12 % de la population active) seraient exposés à un risque de burn-out. L’épuisement professionnel n’est plus l’exception et devient la norme : 54% des cadres se trouvent en état de fragilité psychologique selon Malakoff Humanis.

54% des cadres se trouvent en état de fragilité psychologique

Dans les IEG, 45% des cadres disent être soumis à des risques (RPS) (sondage ViaVoice/Ufict 2024). Les arrêts maladie pour épuisement représentent 15% de l’ensemble des arrêts chez les cadres et l’Assurance Maladie recense 10 000 cas d’affections psychiques reconnues au titre des accidents du travail.

L’Institut National de Recherche et de Sécurité (INRS) documente les conséquences physiques

musculosquelettiques (TMS), maladies cardiovasculaires, hypertension, AVC, troubles du sommeil… le temps de travail excessif tue à petit feu !

Dans certains services, les nouveaux arrivants apprennent sur le tas, sans compagnonnage suffisant, faute de temps disponible chez les plus expérimentés. Et pour les femmes, après des journées sans respiration, les tâches domestiques et parentales s’y additionnent.

À l’échelle d’une équipe, cette pression individuelle devient un risque collectif

Dans les IEG, 77% des cadres placent l’équilibre vie pro/perso en tête de leurs priorités, avant la rémunération. Et cela grimpe à 84% chez les 30-39 ans. Les ICTAME veulent reprendre le contrôle de leur temps.

Les ICTAME veulent reprendre le contrôle de leur temps

Le présentéisme représente entre 14 et 25 Md €/an. Remplacer un cadre coûte entre 6 et 9 mois de salaire et cela grimpe à 200% voire 400% du salaire annuel pour un expert. Mais l’idée que plus d’heures signifie plus de valeur est une fausse idée, car la productivité horaire décroche au-delà d’un certain seuil.

Face à ce constat alarmant, des solutions existent et des expériences concrètes montrent qu’une autre organisation du travail est possible… et elle est même plus efficace !

Les 32 heures, une nécessité sanitaire et une opportunité économique

Pour le patronat il faudrait travailler toujours plus pour rester compétitif, ce que contredisent les faits. Une étude britannique de 2019 portant sur 2 000 employés révèle qu’un salarié n’est effectivement productif que 2h53 par jour. Ce que confirment des recherches de 2024 (Slack) pour qui la durée idéale de concentration serait autour de 4 h/jour. Au-delà de 2 h/jour de réunions, le temps est jugé excessif et contre-productif. En dehors des horaires la productivité serait inférieure de 20%, le stress multiplié peu” 2,1 et l’épuisement doublé. Faire plus d’heures ne signifie donc pas produire plus mais produire moins bien en s’épuisant.

Plus la durée du travail augmente et plus la productivité baisse

L’OCDE et France Stratégie confirment aussi que la productivité horaire est décroissante avec la durée du travail. Les pays qui travaillent le plus sont ceux où la productivité est la plus faible. A l’inverse, l’Allemagne travaille 1 349 h/an et affiche l’une des meilleures productivités d’Europe. Les Pays-Bas, le Luxembourg, la Norvège, le Danemark suivent le même modèle.

Les REX sur la semaine de 4 jours confirment ses bénéfices

L’entreprise lyonnaise LDLC est passée à 32 h en 2021. Résultat : une augmentation de la productivité (40%), du chiffre d’affaires (CA) avec un recul de l’absentéisme, des accidents du travail divisés par deux, un turnover divisé par quatre. En Angleterre l’étude « 4 Day Week Global » (61 entreprises et 3 000 salariés) idem : + 35% sur le CA et -57% sur le turnover. Au Portugal, en Islande les bénéfices mesurés sont identiques.

En France, le bilan social des 35 h confirme entre 300 et 350 000 emplois créés, et s’y ajoute un bénéfice écologique : 21,3% de réduction potentielle de l’empreinte carbone d’après une étude britannique. Les 8 500 salariés d’EDF en 32 h (12% des effectifs dont 2 000 cadres) témoignent d’un meilleur équilibre, un stress diminué et la capacité à réaliser un travail de qualité.

Meilleur équilibre, baisse du stress, travail de qualité pour les salariés à 32 h

Parler des 32 heures, ce n’est pas parler de confort, mais parler de santé, de qualité et d’attractivité. C’est aussi parler d’emploi et de transmission… à condition de ne pas faire autant en moins de temps, en intensifiant encore le travail. Pour cela il faut créer des emplois, travailler l’organisation pour supprimer l’inutile et mettre en place un vrai suivi de la charge et de la qualité du travail.

Face aux objections à réduire le temps de travail, il faut mettre en avant le coût global car il y a aussi des gains face aux coûts : moins d’absences liées à l’épuisement, moins de turnover, moins d’erreurs coûteuses, un recrutement plus facile et une meilleure fidélisation des salariés. Ensuite il faut être attentif à l’organisation : ne pas réduire le temps de travail à la hussarde mais construire des cycles, répartir les plages, penser les relais et s’ajuster avec les saisonnalités. Les métiers des IEG appliquent déjà cela en exploitation et en maintenance : un savoir-faire à étendre à l’ingénierie, aux fonctions supports et aux fonctions transverses.

Les revendications de l’Ufict-CGT pour reconquérir le temps

Face à ces constats, ces preuves d’efficacité et pour transformer la situation de tous les ICTAME, l’Ufict-CGT porte un projet global structuré autour de cinq axes.

  • 32 heures sur 4 jours sans perte de salaire, avec des créations d’emplois correspondantes pour éviter l’intensification du travail.
  • Encadrement strict du forfait-jours avec une limitation aux seuls cadres réellement autonomes et volontaires. Un plafond ramené de 218 à 200 jours/an, accompagné d’un décompte effectif du temps de travail. Enfin, des entretiens réguliers sur la charge de travail et le respect des durées maximales et des repos minimaux.
  • Droit à la déconnexion effectif avec des plages horaires définies pour tous.
  • Protection renforcée des télétravailleurs incluant : le remboursement des frais, la reconnaissance des accidents du travail à domicile, le contrôle de la charge de travail et des plages de déconnexion obligatoires.
  • Comptage et compensation juste des temps de déplacement et d’astreinte. L’installation d’outils de mesure de charge dans chaque équipe, la formation des managers à l’organisation du travail et aux risques psychosociaux.

Cette stratégie vise à reconquérir la maîtrise du temps de travail, par le refus de l’intensification et l’exigence de nouveaux droits d’intervention des salariés sur l’organisation du travail.

La maîtrise du temps de travail passe par de nouveaux droits d’intervention des salariés sur l’organisation du travail

Remettre le temps au service du travail bien fait

La perspective des 32 h doit devenir une réalité et sera un progrès si elle s’accompagne d’emplois, de planification et de garde-fous. La réduction du temps de travail redonnera du temps à chacun et de l’efficacité au collectif. Elle donnera aux jeunes l’envie de venir dans l’entreprise et aux expérimentés d’y rester. Elle libérera de l’espace pour apprendre, transmettre, innover.

Le progrès technique doit tenir ses promesses et les gains de productivité doivent profiter à ceux qui les créent. L’histoire nous enseigne que chaque grande avancée sociale semblait impossible avant d’être gagnée (congés payés en 1936, 5ème semaine de congés en 1982, 35 h en 2000). A chaque fois, la réalité a prouvé le contraire des discours catastrophistes.

Les 32 h sont une nécessité, une urgence sanitaire, voire une exigence de justice… et surtout : c’est possible ! Le temps volé peut être reconquis. Tous ensemble, nous pouvons imposer les 32 h et reprendre la main sur notre temps.

 

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