Plus que jamais, l’énergie représente un enjeu stratégique pour notre pays. Dans ce contexte, les entreprises des industries électriques et gazières (IEG) ont un rôle essentiel pour assurer la production, la commercialisation, le transport et la distribution d’énergie. Mais elles doivent également pouvoir se projeter dans le futur et anticiper les décennies à venir. Nos employeurs ont donc une grande responsabilité: celle de mobiliser et former en permanence leur personnel et d’assurer des recrutements massifs de personnel qualifié, en particulier des ingénieur.e.s, cadres et technicien, ne.s. Mais la grande diversité des diplômes, des cursus, de l’expérience professionnelle… génèrent régulièrement des évolutions de carrières très différentes du fait d’une prise en compte aléatoire de tous ces critères à l’embauche ainsi que par la suite. Tout cela impacte les salariés et génère inévitablement amertume, démotivation et, par voie de conséquence, détériore l’efficacité globale de nos entreprises, d’autant plus quand cela finit par une démission… Ce dossier Options présente un état des lieux et quelques situations révélatrices des différences de traitement au sein des IEG concernant la reconnaissance des diplômes et de l’expérience professionnelle.
La guerre des diplômes
Un patronat à la manœuvre pour payer toujours moins les qualifications
Les recrutements cadre dans les Industries Electriques et Gazières (IEG) sont réalisés au titre de la circulaire Pers 925 (Statut des IEG et textes d’application) qui définit le Niveau de Rémunération (NR) à l’embauche en fonction de trois groupes de formation supérieure définis comme suit : Groupe I NR 190 et 200 (ex : Ecole Polytechnique = NR 200), Groupe II NR 170, 180 et 190 (ex : Ecole Supérieure des Arts et Métiers = NR 180), Groupe III NR 160 et 170 (ex : Conservatoire National des Arts et Métiers = NR 170).
Ces éléments dûment inscrits dans les garanties collectives, conditionnent le salaire d’embauche et influent donc sur le salaire durant toute la carrière. Ils doivent être donc être appliqués équitablement à toutes et tous au regard du ou des diplômes obtenus et de l’éventuelle expérience professionnelle.
Le salaire d’embauche conditionne le salaire pour toute la carrière
Le salaire perçu est ensuite directement proportionnel à un coefficient correspondant au NR :
Salaire = Salaire national de base (SNB) x coefficient (NR) x Majoration résidentielle x échelon d’ancienneté /100
Une Pers fixe aussi le niveau d’embauche dans un Groupe Fonctionnel (GF) qui reconnait un niveau de qualification. Les jeunes cadres sont embauchés au GF 12, début du groupe fonctionnel pour les cadres. Les jeunes technicien-nes supérieurs sont embauchés dans un GF et un NR en fonction du diplôme obtenu (ex : le GF 9 avec les NR 110 à 130).
Depuis le 1er mai 1989, le BAC a été dévalorisé par les employeurs des IEG. Les titulaires d’un BAC technique sont désormais embauchés en GF 3 NR 30 et non plus en GF 7 NR 70 malgré la bataille menée par la CGT durant des années pour obtenir une embauche revalorisée en NR 60.
Le patronat dévalorise les diplômes pour baisser les salaires
Les employeurs poursuivent cette démarche de dévalorisation des diplômes et tentent régulièrement, depuis environ 5 ans, de dévaloriser le BTS. Ils voudraient le rétrograder du GF 8 NR 90 au le GF 7 NR 80. Mais ces tentatives sont restées vaines à ce jour grâce à la vigilance des représentants CGT dans les Commissions Secondaires du Personnel.
Les employeurs poursuivent cette démarche de dévalorisation des diplômes
Les attaques patronales portent aussi sur le salaire des cadres et l’une des clés de compréhension réside dans les NFI (Nouvelles Formations d’Ingénieurs) et la réforme LMD (Licence, Master, Doctorat).
En 1990, les NFI visent à maîtriser un double enjeu : répondre à une pénurie annoncée d’ingénieurs et permettre un accès au titre d’ingénieur aux BTS et DUT les plus brillants. Ces NFI devaient favoriser l’émergence d’un ingénieur « différent », davantage tourné vers la technique, le terrain et la pratique, dans une période où de nombreux jeunes diplômés se ruaient vers la finance et le conseil, des secteurs très rémunérateurs.
Cette nouvelle donne va littéralement booster le nombre d’ingénieurs, et de nouvelles écoles fleurissent sur le territoire. La balance « offre/demande » va ainsi progressivement pencher en faveur de l’offre au grand profit des employeurs.
Cela marque le vrai début de l’alternance avec de nouvelles contraintes qui pèsent sur les écoles traditionnelles : des quotas pour les jeunes issus de la filière scientifique (C hier, S aujourd’hui), quotas sur les origines sociales, parité des genres…
Car pour crédibiliser l’ascenseur social, il faut ratisser large, détecter et former les jeunes talents des classes moyennes et populaires… mais pas à n’importe quel prix.
La formation par alternance est pénalisée
En 1996, la note EDF N.96-5 (embauche des jeunes cadres et classement des formations) classe les NFI dans le groupe III au NR160, soit au plus bas niveau de la grille statutaire pour les cadres. Mais la réalité rattrape les employeurs. Confrontés à la pénurie et la désillusion des jeunes, le Groupe EDF rédige une Décision Unilatérale de l’Employeur : DUE « DRH-D 22-09 » qui revalorise de +2 NR certaines NFI, voire +4 NR pour la prestigieuse Ecole des Mines de Paris.
Mais la problématique des NFI n’est qu’un volet d’une démarche plus globale de la maîtrise des coûts salariaux face à la montée en compétence des salariés à l’échelle de la planète. Comment payer au rabais des cerveaux de mieux en mieux formés ? Différentes méthodes sont déjà pratiquées : création artificielle de méga sous-traitants dans l’ingénierie, filialisations, délocalisation, individualisation des rémunérations, cloisonnement et isolement des salariés, rémunérations opaques, contrôle des parcours via les réseaux sociaux…
L’Europe impose à son tour la réforme LMD adoptée en 2002 en France
Le système LMD correspond aux 3, 5 et 8 années d’études universitaires : il est désormais reconnu dans tout l’espace européen. Au total, 48 pays y adhèrent dans le but de faciliter les équivalences et de favoriser la mobilité des étudiants au sein de ces pays.
Opportuniste, le groupe EDF décide, en catimini, de dévaloriser le diplôme « Maitrise », sans même passer par la rédaction d’une Décision Unilatérale de l’Employeur. Initialement calée sur le GF 12 collège cadre NR 160 ils la rétrogradent à une embauche au collège « Maîtrise » avec GF et NR flottant au gré des envies des Unités qui réalisent les embauches. Sur le terrain, c’est un grand flou artistique où règne l’iniquité de traitement au sein des IEG. Ce ressentiment décrédibilise les narratifs que l’on peut lire sur les chartes diverses et variées de la grande parade de la COM’ institutionnelle, et martelée à tout bout de champ sur l’intranet des entreprises.
Un grand flou artistique où règne l’iniquité de traitement au sein des IEG
Les directions locales tentent de justifier cette injustice par l’ancienneté de la note N96-5 non remise à jour par les RH groupe, l’émergence de nouvelles spécialités, la concurrence soi-disant féroce entre les grands groupes… Mais ces valorisations à la tête du client des diplômes, de l’expérience professionnelle… génèrent incompréhensions et frustrations au sein des collectifs de travail. Elles mettent les managers en difficulté lorsqu’ils doivent expliquer l’inexplicable, l’iniquité par le simple constat que l’alternant n’a par exemple pas suivi la voie considérée comme la plus « noble ».
« Tout le monde est égal, mais certains sont plus égaux que d’autres »
Qui n’a pas entendu un cadre, un technicien se plaindre d’une situation de discrimination en termes de reconnaissance (niveau de rémunération), vis-à-vis d’autres collègues titulaires d’un même diplôme, en particulier lors de la période d’embauche et de titularisation. C’est hélas monnaie courante…
Qui n’a pas entendu un ICT se plaindre du manque de reconnaissance ?
C’est pourquoi l’Ufict-CGT a initié sur la région Rhône-Alpes, une démarche visant à solliciter les salariés concernant leurs diplômes en leur envoyant un questionnaire visant à percevoir leur vécu, leur ressenti pour faire ressortir des situations de discriminations. A la question : « Voulez-vous échanger avec la CGT sur ce sujet ? », la moitié de la quarantaine de sondés ont répondu par l’affirmative, ce qui démontre bien la réalité et la sensibilité du problème.
Quelques verbatims sont très évocateurs : « Les années d’ancienneté comptent. Cependant, je trouve déplacé qu’EDF recrute systématiquement au « minimum cadre » les alternants, surtout lorsque l’alternance a été réalisée au sein même d’EDF ». « Je souhaitais juste m’assurer que j’ai été embauché au même niveau de rémunération que d’autres collègues de l’INSA »…
Démissionner pour muter puis se faire ré-embaucher à EDF : le parcours chaotique d’Elsa !
Elsa (prénom modifié) a un parcours qui démontre malheureusement combien la vision RH de long terme est cruellement absente dans la posture des directions et donc des managers.
Elsa est embauchée en 2013 dans une centrale nucléaire. Diplômée d’une école d’ingénieur en alternance, son diplôme n’a pas été reconnu comme le diplôme « traditionnel » de son école car la note RH d’EDF, qui date de 1996, n’a pas évolué pour prendre en compte ce « nouveau » diplôme. Elsa est donc embauchée au plus bas niveau de rémunération du collège cadre. Comme l’entreprise se vante de laisser chacun être « acteur de sa carrière », tant en termes de choix de postes que de possibilités de mobilité interne, Elsa, lors de son retour de congé maternité émet le souhait de changer de poste et de déménager. 6 mois après cette demande, elle se rend compte que malgré les belles paroles de son manager, celui-ci n’a effectué aucune démarche ! Dégoûtée de la situation, elle démissionne d’EDF en 2020 et retrouve rapidement un emploi d’ingénieure dans une entreprise intérimaire qui la missionne dans la région où elle souhaitait s’installer pour une activité dans le cadre d’une sous-traitance pour l’un des centres d’ingénierie d’EDF. Ce centre d’ingénierie, quelques jours après avoir pris connaissance du parcours et des qualifications d’Elsa, est très étonné qu’EDF ait laissé s’échapper des compétences et une expérience aussi utiles à l’entreprise. Après avoir fourni son CV Elsa est, peu après, ré-embauchée par EDF, avec une belle augmentation de salaire, dans l’entité qui lui convenait
Le patronat tire les ficelles et les marrons du feu
Un diplômé, suite à une alternance, ne sera pas nécessairement rémunéré comme un agent ayant obtenu un diplôme identique en école (sans alternance). Selon la note N96-2, un diplôme d’ingénieur classé par exemple en NR 180, peut, selon sa valorisation, n’être qu’en NR 170 lors de sa réintégration en entreprise après une période de formation continue. Pour les agents concernés, c’est légitimement vécu comme une dévalorisation de son diplôme au motif qu’il n’a pas été réalisé dans un parcours classique.
Un diplôme en alternance sous rémunéré par rapport à un diplôme identique en école
Il est paradoxal de constater qu’EDF paye ses jeunes diplômés au « minimum syndical » alors que l’attractivité de nos entreprises est devenue problématique … au moment où il est nécessaire de relancer la filière nucléaire et de fidéliser le personnel pour des dizaines d’années, si EDF veut capitaliser l’expérience acquise par ses salariés dans les chantiers à venir !
L’Ufict-CGT a détecté plusieurs situations de diplômes élaborés en partenariat avec plusieurs grandes écoles, où EDF, de façon unilatérale, réduit de 2 NR voire plus, le niveau d’embauche. Par exemple, pour une même école, des écarts significatifs de niveaux d’embauche, peuvent aller jusqu’à 4 NR de différence.
Parfois, c’est le diplôme en partenariat avec les ITII (Instituts des Techniques d’Ingénieur de l’Industrie : association paritaire entre partenaires pédagogiques et partenaires professionnels) qui pose problème : quand l’un a fait son école en formation initiale et l’autre en alternance.
A la demande du MEDEF et des gouvernements successifs, ces programmes ont été développés pour que les meilleurs talents, issus des formations BAC+2, puissent obtenir un diplôme de cadre ou d’ingénieur à l’issue de leur formation initiale, voire au cours de leur carrière. L’objectif était pourtant de répondre à la pénurie de diplômés face à un besoin de compétences toujours plus important. Si cela constitue une vraie opportunité pour les techniciens diplômés, la déception est immense et le sentiment d’injustice légitime, lorsqu’ils constatent qu’ils ne sont pas payés au même niveau que des collègues ayant suivi un cursus classique.
Sous payés par rapport à des collègues ayant suivi un cursus classique
Alors que les employeurs sont les premiers à vanter les bienfaits de la formation professionnelle et de l’alternance, on ne peut que constater qu’ils refusent de les payer au même niveau.
Sous-traitance et filialisation tirent aussi les salaires à la baisse
La politique de sous-traitance et l’évolution des outils industriels de ces dernières décennies ont bouleversé la répartition des qualifications dans les entreprises des IEG. Aujourd’hui, les salariés sont plus diplômés et la proportion des cadres dépasse souvent les 50% de l’effectif. Le problème pour les employeurs est donc d’accompagner cette mutation sans pour autant payer les nouveaux bataillons de cadres au même niveau que les générations précédentes.
Les employeurs abusent de la sous-traitance, de la précarisation des emplois, de la décote des diplômes pour profiter d’une technicité de plus en plus pointue à moindre coût. L’émergence rapide et grandissante de sociétés d’ingénierie pratiquant des missions de sous-traitance comme ALTRAN ou SEGULA s’inscrit dans ce processus historique. Les jeunes – pas encore diplômés – sont d’ailleurs sollicités au sein des écoles par ces sous-traitants vantant les missions pour leurs clients prestigieux dans des filières d’avenir : Aérospatial, Automobile, Energie, Ferroviaire, Naval, Telecom, BioSciences…
Les employeurs visent une technicité de plus en plus pointue à moindre coût
Mais au-delà de la sous-traitance, les ingénieurs de conception vont aussi être massivement orientés vers des filiales qui sont des structures hors statut (Edvance, Nuward, Hydrostadium…) relevant de conventions collectives des plus précaires (SYNTEC), voire même qui pourraient subir une délocalisation dans des pays à plus faibles coûts salariaux (par exemple au gré d’un contrat à l’international).
La grille de salaires et les Commissions Secondaires du Personnel (CSP) : des outils d’égalité de traitement
La grille de classification et de rémunération ainsi que les CSP où sont passées au crible toutes les situations individuelles sont des outils efficaces pour lutter contre les iniquités de traitement dans les IEG. Il ne s’agit pas d’uniformiser les carrières car chaque parcours professionnel est différent, mais perdre 4 NR dès l’embauche, avec une fréquence d’attribution ensuite de 1 NR tous les 3 ans, c’est attacher un boulet de 12 années de retard à ces jeunes diplômés méritants, avec en corollaire une amertume au regard des efforts réalisés et des perspectives dans l’entreprise.
C’est pourquoi l’Ufict-CGT engage un travail de recensement de ces situations et revendique :
- la transparence des règles du jeu en termes d’évolutions,
- le lien entre grille de classification et grille de rémunération pour rémunérer les qualifications initiales et professionnelles,
- des repères d’embauche dès la sortie d’école,
- de reconnaître l’engagement et l’expérience professionnelle,
- une indexation automatique des salaires sur l’inflation, à l’instar de la Belgique qui pratique l’échelle mobile des salaires,
- des coefficients d’ancienneté pour fidéliser les agents,
- des augmentations individuelles transparentes, contrôlées par les Commissions Secondaires du Personnel, et partagées dans les équipes.
Car le salaire doit être la juste reconnaissance du travail accompli et des efforts consentis pour traduire l’investissement, la qualification, l’implication des salariés, les heures de travail effectuées. La rémunération est trop souvent la variable d’ajustement des employeurs au profit des actionnaires et au détriment des salariés et des investissements.
Reconnaitre tous les diplômes à leur juste valeur tout comme l’expérience professionnelle n’est que justice afin de garantir équité et transparence ! L’Ufict-CGT revendique donc l’ouverture d’une négociation, au niveau de la Branche des IEG pour un nouveau texte qui permettrait de clarifier et de stabiliser les niveaux de rémunération des diplômés Ingénieurs, Cadres et Techniciens à l’embauche, comme au cours de la carrière.