Vous avez dit éthique ?

[Options N°650 – octobre 2019 – P 7-11] Charte éthique, lanceurs d’alerte, responsabilité sociale… Pourquoi l’entreprise fait-elle assaut de créativité lorsqu’il s’agit de mettre en scène sa lutte contre des comportements délictueux ?

Du coffre-fort électronique aux marchés financiers

Sous la pression des « affaires », les entreprises s’équipent de dispositifs d’alerte. Lorsqu’ils les utilisent, les salarié.e.s évoquent d’autres sujets.

L’éthique refait son apparition, à un moment où la vie politique et économique en manque de toute évidence. A l’échelle internationale, BNP Paribas, Airbus, Alstom, la Société Générale doivent répondre d’accusations de corruption. A l’échelle européenne, Cofely, filiale d’Engie, est engluée depuis 2014 dans une affaire de financement occulte du Parti Populaire (droite) espagnol, via les marchés publics de l’éclairage et de l’équipement urbain des municipalités de la région madrilène. Une partie des cadres dirigeants de Cofely Espagne est directement impliquée par la justice espagnole.

En France, EDF fait face à une affaire de marchés truqués bien rodée. De 2004 à 2012, C. M., cadre à la Direction des Achats, spécialisé dans les marchés liés aux centrales thermiques au sein du groupe, organise un business lucratif : en contrepartie de la divulgation d’informations confidentielles permettant à des entreprises sous-traitantes d’obtenir des marchés, il perçoit des faveurs en nature et des pots de vin, via un intermédiaire qui facture une fausse mission de conseil, par le biais d’une société enregistrée en Tunisie.

L’argent est ensuite transféré vers un compte au Luxembourg d’où il est retiré et remis, en espèce, à C. M., moins une commission de 30 % prélevée par un complice. C. M. aurait ainsi récupéré, selon la police, plus d’un million d’euros. Convoqué au tribunal en juillet dernier, C. M. attend désormais un jugement. Le procureur a réclamé dix ans de prison [1].

En lisant cette histoire, chacun comprend l’intérêt de se prémunir pour l’entreprise, qui met donc au point des mécanismes de protection avec principes généraux, procédure et communication. Le tout est placé sous la responsabilité d’une direction Ethique et Conformité, laquelle fait désormais partie du paysage de chaque grand groupe. Cependant, les dispositifs d’alerte peuvent, d’une part, ne pas toujours correspondre aux besoins des salarié.e.s transformé.e.s en lanceurs et lanceuses d’alerte et, d’autre part, leur mise en place peut relever d’une volonté de minorer le rôle des représentants syndicaux.

S’exprimer ou alerter ?

En France, deux lois récentes encadrent la protection du lanceur d’alerte : la loi Sapin 2, qui concerne l’alerte financière et fiscale, et la loi sur le devoir de vigilance, qui porte sur l’alerte en matière de respect des Droits Humains. Partie prenante du mouvement syndicats-ONG, l’Ugict-CGT (l’Union Générale des Ingénieurs, cadres, Techniciens de la CGT) a milité pour une directive adoptée le 7 octobre dernier. Celle-ci élargit les domaines dans lesquels les lanceurs d’alerte bénéficient d’une protection juridique.

Les dispositifs mis en place garantissent l’anonymat du lanceur d’alerte, protégé de toute sanction par la loi (sauf en cas de malveillance), ainsi que la confidentialité des échanges. A EDF, c’est un coffre-fort électronique qui est disponible à partir de l’intranet du groupe. Les données échangées sont conservées durant quarante-deux jours. C’est au lanceur d’alerte de sélectionner son domaine d’alerte, de rédiger son message, d’apporter témoignages et preuves s’il en dispose, de signaler si l’incident perdure et de choisir l’entité qui va traiter sa demande.

En 2018, 44 alertes ont été enregistrées dont 11 déposées anonymement. 21 signalements concernent la rubrique harcèlement et discrimination, 14 concernent la rubrique fraude, 2 la protection des données personnelles, 1 l’atteinte grave à l’environnement. Durant le même laps de temps, 1 200 visites ont été enregistrées sur le site.

En butte depuis plusieurs années à des faits de harcèlement moral, A., salariée du groupe EDF, utilise le coffre-fort électronique en septembre 2018. Elle rédige un message reprenant les faits dont elle est victime et demande un traitement par la Direction Ethique et Conformité Groupe (DECG) qui doit envoyer un accusé de réception dans un délai de soixante-douze heures et dispose d’un délai de sept jours pour effectuer une analyse de recevabilité. Dans le cas de A., l’alerte est jugée recevable. Un interlocuteur est nommé et chargé de vérifier les faits. A. est informée, mais ensuite, la machine déraille. L’interlocuteur en charge de son alerte est muté et une nouvelle personne est nommée. L’enquêteur DECG lui propose un rendez-vous courant janvier 2019. Trop peu, trop tard. A., désormais en arrêt maladie, ne donne pas suite. De cette expérience, elle retient qu’il s’agit d’un « dispositif qui permet de s’exprimer, mais qui est encore trop lent et ne prend pas en compte la souffrance du salarié ».

Engie : un dispositif peu sûr

Le siège d’Engie s’est doté, pour sa part, d’une cellule éthique dépendant de la Direction Générale. Dans le système d’alerte proposé aux salarié.e.s, deux possibilités : soit le passage par un cabinet d’avocat qui alertera pour le compte du, ou de la salarié.e, garantissant ainsi son anonymat, soit une alerte sans anonymat, avec une simple adresse électronique sur laquelle il est facile de déposer son courriel.

B. a suivi cette deuxième procédure Victime de harcèlement sexuel au travail. Les membres de la cellule examinent le contenu de son courriel, en effectuent l’analyse et désignent une personne chargée d’enquêter. Aucun contact n’est pris à ce stade avec la salariée. C’est la personne nommée pour enquêter qui va l’entendre. B. fournit les noms de collègues connaissant le harceleur, mais ce ne sont pas eux qui vont être rencontrés par l’enquêteur. En lieu et place, celui-ci questionne uniquement la hiérarchie de la lanceuse d’alerte, rédige quinze lignes de rapport dans lequel on apprend… qu’il ne s’est rien passé.

Le syndicat CGT intervient alors pour demander à la DRH Groupe une enquête indépendante de la hiérarchie de l’unité. Rebelote, l’affaire repart de la DRH groupe qui redemande une enquête, vers le DRH de l’unité. Cette fois, la responsabilité du DRH Groupe est engagée, en raison de sa connaissance des faits et l’enquête est lancée très rapidement (8 jours après l’alerte). Entre temps, la salariée harcelée sexuellement a démissionné, fatiguée d’attendre, fatiguée de ne pas être crue, fatiguée du manque de réactivité de l’entreprise.

En 2018, à EDF, 21 signalements concernent la rubrique harcèlement et discrimination

En fouillant dans la réalité des faits, les salarié.e.s qui se transforment en lanceurs d’alerte, finalement, ne soulèvent pas tant des anomalies et des scandales financiers, qu’un quotidien devenu familier depuis une paire d’années dans les entreprises par l’action notamment des syndicats : le harcèlement moral et sexuel. Des situations qu’une hiérarchie majoritairement masculine, dénuée d’empathie avec les femmes et les hommes qui font l’entreprise, a refusé de traiter ou a mal traité. Les dispositifs d’alerte contribuent à la libération d’une parole, très longtemps contenue et qui revient tel un boomerang sur les radars des directions.

[1] : Source : Le Figaro du 8 juillet 2019.

Ethique : contre-attaque

Eurocadres et l’Ugict-CGT (Union Générale des Ingénieurs, Cadres, Techniciens CGT) organisent une rencontre autour de la protection des lanceurs d’alerte et le rôle des syndicats.
Avec la participation de Martin Jefflén, Président d’Eurocadres qui interviendra sur l’enjeu de la transposition. Virginie Rozière, Rapporteure de la directive Lanceurs d’Alerte.
Témoigneront : Antoine Deltour (à l’origine de l’affaire LuxLeaks), Céline Boussier (IME Moussaron), Guylain Cabantous (Haemonetics/EFS), Anne de Haro (WKF). Des journalistes interviendront à propos du secret des affaires et des dangers pour la liberté d’expression. L’Ugict présentera ses propositions pour renforcer le droit d’alerte et le plein exercice de la responsabilité professionnelle intégrée dans un cadre collectif. La journée s’achèvera sur la projection du film Meeting Snowden, suivie d’un débat avec la réalisatrice Flore Vasseur.
Ce sera à la bourse du travail, Salle Eugène Henaff, 85 rue Charlot 75003 Paris, le jeudi 7 novembre 2019 de 14 h à 19 h.

Alertes et représentants syndicaux

Déposer une alerte anonyme via le dispositif de l’entreprise, oui. Cependant, confidentialité ne devant pas rimer avec opacité, la CGT revendique la mise en place d’un comité de suivi des alertes, afin que les représentants du personnel exercent un droit de regard sur le traitement apporté. Les membres de ce comité seraient tenus à l’obligation de confidentialité, comme dans les procédures disciplinaires.

Utiliser le canal des représentants syndicaux pour lancer une alerte, c’est encore mieux en termes de garantie d’efficacité et de confidentialité pour les salarié.e.s. Connaissant les personnes impliquées, l’organisation syndicale dispose des capacités pour dialoguer avec toutes les parties du problème : le lanceur d’alerte, le ou la personne visée, la hiérarchie, le correspondant éthique ou responsable de la déontologie.

Sans retour de leur part, ou s’il existe un risque pour les salarié.e.s lors du traitement de l’alerte, l’OS contacte les élus du CHSCT et du CE, demain, du CSE. Et, si ce niveau ne permet toujours pas d’obtenir information et/ou protection, elle alerte la justice et/ou la presse. Là, il y aura forcément réaction de la direction.

Ethique et marchés financiers : le bon ménage

Il n’y a rien de plus précieux pour une entreprise que son image et sa réputation : l’éthique est donc une marchandise qui se négocie.

L’éthique et la conformité sont deux notions qui se complètent au sein d’une entreprise et/ou d’un groupe. Elles font partie des politiques de gouvernance et de management des entreprises. Elles traitent des normes de comportement dans la vie professionnelle. Le terme d’éthique renvoie à des valeurs formalisées dans des documents de type charte éthique, référentiel, décrivant les normes de comportement collectif et individuel attendus. Le terme de conformité renvoie à un environnement réglementaire et légal ainsi qu’à des normes morales.

Une direction Ethique et Conformité joue un rôle essentiel, aujourd’hui, dans la préservation de l’image et de la réputation d’une entreprise. Les libéraux qui la gouvernent craignent par-dessus tout le risque juridique popularisé par la presse ; les articles font ricaner les salarié.e.s à la machine à café et démolissent dans l’opinion l’image chèrement acquise à coups de pages de pub dans ces mêmes journaux.

RSE et notation extra-financière

En suivant le même ordre d’idée, il paraît bon de rappeler que les politiques de RSE, Responsabilité sociale ou sociétale d’Entreprise, relèvent également du mouvement dit de la « gouvernance d’entreprise », lui-même issu de la financiarisation de l’économie dans les années 1980. Avec ce type de politique, implanté à grand renfort de publicité interne, qualifié de « soft law » car non obligatoire, les entreprises veulent mettre en avant leur capacité d’autorégulation et d’attribution volontaire d’objectifs sociaux : développement local et respect de l’environnement, garanties sociales et conditions de travail pour les salarié.e.s et les sous-traitants… En bref, elles prétendent montrer que le capitalisme n’est pas seulement prédateur et que, par voie de conséquence, les objectifs financiers ne sont pas les seuls buts à atteindre pour l’entreprise… ce qui reste encore à démontrer.

La signature d’un accord RSE, par exemple à EDF, inscrit dans la feuille de route de la Direction des Ressources Humaines dans le cadre de CAP 2030, devient un outil qui confère à l’entreprise une « notoriété » de bon aloi sur les marchés financiers. L’accord RSE entre dans le système de notation extra-financière – qui ne prend pas seulement en compte les aspects financiers – concentré sur des critères autres qu’économiques, pour évaluer les comportements environnementaux et sociaux des entreprises. Probablement qu’ainsi EDF obtient des prêts à des taux d’intérêt plus bas…

La RSE constitue donc aussi un enjeu majeur de maximisation des profits d’une entreprise aujourd’hui. Mais, ce n’est pas une raison pour jeter le bébé avec l’eau du bain, au contraire ! Rien n’empêche les salarié.e.s de demander à l’entreprise de respecter les engagements affichés dans une charte RSE et dans une charte éthique. L’Ufict est là pour les y aider.

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